François Trucy a parfaitement planté le décor et a déjà bien décrit la situation du service historique de la défense et les difficultés auxquelles il est confronté.
Je vais m'efforcer de synthétiser notre diagnostic et d'exposer les quelques recommandations que nous avons pu établir au terme de nos travaux.
La conservation des archives fait partie des missions essentielles de l'État et conditionne la continuité de la Nation.
En particulier, les archives militaires de la France constituent un bien commun auquel les citoyens doivent avoir largement accès pour inscrire leur histoire familiale et personnelle dans celle de la Nation en armes.
C'est au service historique de la défense qu'incombe la tâche de collecter, classer, conserver et communiquer les archives de la défense et, à partir d'elles, d'écrire l'histoire des armées, de s'assurer que les services rendus au combat par nos soldats leur soient reconnus et d'éclairer les stratégies de notre sécurité nationale.
Malheureusement, dans le grand mouvement de réorganisation, et parfois d'attrition, qu'ont connu nos forces armées depuis la fin de la Guerre froide et le début des restrictions budgétaires, le ministère de la défense semble avoir perdu la vision claire de ce que le service historique de la défense représente, des enjeux qui lui sont attachés, comme des défis que lui adressent les évolutions sociales et technologiques du monde contemporain.
La disproportion est flagrante entre les maigres économies recherchées auprès d'un service déjà paupérisé et les pertes immenses en mémoire et en intelligence qu'occasionnerait un accroissement des défaillances dans la constitution et la préservation des archives de la défense, ainsi que dans l'écriture de l'histoire militaire.
De fait, les conditions de conservation des archives sont au service historique de la défense souvent inacceptables. La seule réponse apportée pour l'instant est un saupoudrage d'opérations de mise aux normes, insuffisantes, ou de constructions, limitées et en ordre dispersé.
On consacre des moyens à éviter le naufrage, mais le maintien à flot reste précaire et des voies d'eau, au sens propre comme figuré, apparaissent tous les jours.
Le dévouement et la compétence d'un personnel en nombre insuffisant vient palier, dans des conditions toujours plus difficiles, les manques et les difficultés, au détriment de certaines missions, jugées moins prioritaires.
Une part importante des ressources investies le sont à fonds perdus : la situation n'est pas durable et les « rafistolages » ne font que différer l'échéance.
Je vous rassure, il ne s'agit pas pour nous de réclamer aveuglément plus de moyens pour l'un des multiples services de l'État confrontés aux restrictions budgétaires nécessaires au redressement des finances publiques.
Le service historique de la défense peut remplir ses missions avec ses moyens actuels, voire avec les moyens qui résulteront de la baisse programmée de ses effectifs et de son budget, dès lors qu'il se réorganise et se modernise.
Mais cela implique une mise de départ, sans doute importante par rapport à ce que le ministère de la défense était jusqu'ici disposé à investir dans ce service, mais qui lui permettra rapidement de réaliser de véritables économies, de celles qui ne vous appauvrissent pas à long terme. Cela lui permettra surtout de s'acquitter de ses obligations légales et morales.
Le service historique de la défense ne cesse de subir sa situation : les baisses d'effectif, les restrictions budgétaires, la perte de son autonomie, ses archives qui se dégradent, ses locaux frappés d'insalubrité. Sur la reculade, il pare au plus pressé et consacre ses moyens limités à gérer l'urgence. Il importe de lui redonner des marges de manoeuvre, un avenir, une ambition.
Pour cela, avec mon collègue rapporteur, nous avons défini un plan d'action clair et précis, qui implique une réorganisation et une modernisation à travers une stratégie cohérente.
Premièrement, il faut recentrer le réseau territorial sur les tâches qui nécessitent une proximité avec les unités versantes : la formation des correspondants archives, le conseil, le contrôle scientifique et technique. Ces fonctions sont aujourd'hui embryonnaires mais, correctement effectuées, elles permettraient une collecte à la fois plus exhaustive et plus facile à traiter. Actuellement, certaines unités négligent leurs archives, au détriment de l'établissement des droits des anciens combattants, tandis que d'autres reversent, sans tri ni classement, reportant la charge sur le service historique de la défense, qui ne peut plus l'assumer seul.
Deuxièmement, il faut mettre en adéquation le réseau territorial avec la répartition géographique des forces : les antennes du service historique de la défense sont à l'ouest et une grande partie des forces à l'est.
Troisièmement, il faut diminuer le nombre de sites pour une meilleure mutualisation des moyens et pour une politique d'investissement plus efficace. Le service historique de la défense ne peut plus se permettre de gérer autant de sites, comportant des bâtiments multiples et dispersés. Il ne peut plus maintenir des équipes locales, chargées d'exercer tous les métiers du service historique de la défense à la fois (archives, bibliothèque, communication, missions administratives...) et de taille trop réduite pour développer des synergies (une quinzaine de personnes par exemple à Toulon).
Quatrièmement, en cohérence avec cette réorganisation, il faut établir un schéma directeur d'infrastructure, aujourd'hui manquant, et réaliser les investissements indispensables à la pérennité des archives, dont les conditions de conservation sont, pour une partie d'entre elles, inacceptables et finalement coûteuses.
La solution idéale, à la fois la moins coûteuse sur le long terme et la plus efficace, est ainsi de construire de vastes bâtiments neufs, dans des zones où le foncier est à la fois moins cher qu'en centre-ville et moins complexe qu'un port militaire en activité.
Les travaux actuellement entrepris consistent souvent en des cautères sur une jambe de bois, en des mises aux normes urgentes et coûteuses de bâtiments dont on sait qu'ils ne pourront pas durablement accueillir des archives.
Il est vrai que le ministère de la défense construit, ponctuellement, pour le service historique de la défense, un bâtiment neuf, moderne. Mais cela se fait en dehors de toute réflexion sur un schéma directeur d'infrastructure et sur l'organisation territoriale du service historique de la défense.
Faute d'une réflexion globale et d'y consacrer les moyens nécessaires, le ministère de la défense finit par gaspiller les quelques investissements qu'il consent à réaliser pour le service historique de la défense. On le sait, construire plusieurs petits bâtiments, dispersés dans toute la France, coûte fatalement beaucoup plus cher en investissement comme en fonctionnement.
La construction de bâtiments neufs est une solution à laquelle de nombreux conseils généraux ont eu recours pour les archives départementales.
Je souligne que cela a également été le choix du ministère de la culture pour les Archives nationales et du ministère des affaires étrangères pour les Archives diplomatiques, qui ont été installées dans des bâtiments neufs respectivement à Peyrefitte et à la Courneuve.
Cinquièmement, il faut enfin moderniser les outils informatiques du service historique de la défense afin d'améliorer la productivité et les conditions de travail des personnels. Le service historique de la défense n'est aujourd'hui toujours pas intégré au système d'information du ministère et très en retard pour l'ensemble de ses outils informatiques.
Ces cinq mesures permettront au service historique de la défense d'améliorer le service rendu au ministère comme aux administrés et de dégager en interne les ressources pour s'attaquer aux véritables défis qui l'attendent.
Premier défi, la collecte et le stockage des documents électroniques : aujourd'hui une grande part de l'activité du ministère s'effectue uniquement et directement sous forme électronique, y compris en opération. Ces données numériques peuvent avoir une forte valeur juridique, stratégique ou patrimoniale. Les courriers électroniques, en particulier, peuvent être particulièrement engageants sur le plan juridique, et éclairants pour les historiens. Aujourd'hui, malgré les projets en cours, la collecte des documents nativement numériques est très limitée. Les données récupérées par le service historique de la défense sur toute l'année 2012 représentent trois gigaoctets, soit l'équivalent d'une clef USB de petite capacité, comme on peut en acheter pour quinze euros.
Ce type de projet est complexe, qui nécessite de mettre en place un système de gestion de l'information sur l'ensemble de son cycle de vie, depuis sa création jusqu'à son archivage définitif. Le stockage est lui-même délicat, car aux problèmes de sécurité s'ajoutent ceux liés à l'obsolescence des formats. Les Archives nationales, le Quai d'Orsay et le ministère de la défense travaillent actuellement à un projet commun.
Deuxième défi, la numérisation des fonds et leur consultation en ligne. La numérisation au service historique de la défense s'effectue surtout au soutien des opérations mémorielles organisé par le ministère. Ces opérations sont souvent très réussies, comme le site « Mémoire des hommes », mais ne peuvent se substituer à une politique systématique de mise en ligne des fonds du service historique de la défense.
Il y a là un triple enjeu.
Le premier rejoint la question de la modernisation et des gains de productivité.
Le deuxième tient au fait que, dans le monde contemporain, ce qui n'a pas d'existence numérique, ce qui n'est pas accessible en ligne, finit par disparaître aux yeux des hommes. Au contraire, ce qui est disponible sur Internet finit souvent par trouver une audience beaucoup plus large qu'auparavant. Il n'y a qu'à constater l'explosion des recherches généalogiques. Les salles de lecture se vident et les sites Internet explosent sous la pression.
Le troisième enjeu est lié au précédent. Dans notre société de plus en plus individualiste, nos compatriotes sont souvent comme déracinés et peinent parfois à se vivre comme pleinement citoyens de la République. Il s'agit de leur permettre de se réapproprier, à travers le passé militaire de l'endroit où ils vivent ou celui de leurs aïeux, une histoire partagée.
Il faut profiter de la soif qu'ont les Français de retrouver des racines, comme en témoigne leur engouement pour la généalogie, pour resserrer le lien, tellement distendu depuis la fin du service national, entre les citoyens et leur armée, et renforcer ainsi le sentiment d'une appartenance commune à la Nation.
Troisième défi, le développement de la fonction historique du service historique de la défense, aujourd'hui négligée. Aux États-Unis, au Royaume-Uni, la recherche en histoire militaire, y compris sur des évènements très récents, est extrêmement valorisée.
Le Secrétaire à la Défense américain, l'équivalent de notre ministre de la défense, a directement auprès de lui un bureau historique, de même que chacune des armées et que l'État-major général.
Les historiens militaires participent activement à la formation des officiers, aux réflexions stratégiques et à la planification des opérations.
Des équipes d'historiens et d'archivistes vont sur les théâtres d'opération pour recueillir documents et témoignages. Un retour d'expérience, fondé sur une méthodologie historique rigoureuse, est rapidement organisé et des ouvrages historiques scientifiques sont ensuite édités. La méthode historique permet de fonder la réflexion stratégique sur une analyse scientifique du déroulé des opérations.
Il s'agit plus d'une question de culture que de moyens : une équipe de trois personnes, souvent réservistes, suffit aux Américains pour récupérer, en quelques semaines, documents, papier ou numériques, et témoignages oraux essentiels pour une force projetée de 45 000 hommes.
L'armée française est encore loin de ce modèle, même si le ministère de la défense a tout récemment décidé de renforcer le pôle histoire du service historique de la défense en lui transférant l'activité historique de l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire, soit l'équivalent de trois postes.
Il est temps de constituer la recherche historique au service historique de la défense en une mission autonome au service des forces, et pas seulement de la valorisation des archives auprès du public. L'histoire doit contribuer à éclairer la formation des officiers, la réflexion stratégique et la planification des opérations.