Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi tout d’abord de me réjouir de l’état d’esprit qui prévaut manifestement au moment où nous abordons ce débat.
Celui-ci exige à la fois de la responsabilité et de la gravité. Je ne crois pas qu’il y ait place pour des surenchères, même si nous pouvons avoir parfois, à titre individuel ou collectif, des positions, des attentes, des propositions différentes, y compris lorsque nous convenons que la loi doit évoluer.
Le respect qui doit entourer nos échanges est le meilleur atout du succès de ce débat, qui s’engage d’ailleurs dans un contexte difficile, certaines affaires venant rappeler l’extrême sensibilité que peuvent aujourd’hui susciter ces questions en France.
Avant d’aborder la présente proposition de loi, je voudrais rappeler ce qui nous conduit à nous interroger sur l’état de notre législation.
Bien sûr, ces interrogations sont liées à l’évolution de notre rapport à la mort.
La fin de la vie est encore la vie. Elle peut arriver à tout âge, même si l’on meurt de plus en plus âgé. À tout âge, la mort est un moment à part entière de l’existence humaine. Elle peut être une période d’extrême solitude, de peur, d’angoisse profonde, mais elle peut aussi se révéler un moment de proximité, de fraternité intense et d’amour vécu en famille, avec les siens, aux côtés de ses proches.
En tout cas, chacun doit pouvoir « vivre sa mort » dans le respect dû à sa personne et à ses convictions ; je souhaite que nous partagions la volonté qu’il en soit ainsi.
La fin de vie nous concerne évidemment toutes et tous, individuellement. Un jour ou l’autre, chacun d’entre nous sera confronté à sa propre finitude, mais il est également confronté à la disparition de ses proches, qu’il s’agisse d’un parent, d’un enfant, d’un ami. La question de la fin de vie relève de l’intime, et, dans le même temps, dit beaucoup de la manière dont une société appréhende la mort. Les conditions dans lesquelles se déroulent les derniers instants, les rites qui accompagnent ensuite le défunt, sont l’expression d’attentes, de valeurs, de besoins aussi.
Chaque société pose un regard sur la mort, un regard qui lui est propre et reste lié aux normes qu’elle produit, aux limites qu’elle pose et à l’état de sa conscience collective. Ce regard n’est pas figé. Il a évolué à travers l’histoire, avec les mutations des contraintes sociales, des attentes de la collectivité.
Comme vient de le rappeler Jean Desessard, le professeur Didier Sicard pose un regard assez désespérant sur notre société en affirmant dans son rapport intitulé Penser solidairement la fin de vie, en introduction, que l’on meurt mal en France aujourd’hui. Notre société a toujours tendance à cacher la mort ; elle l’a surtout institutionnalisée puisque plus des deux tiers de nos concitoyens meurent en établissement. Elle l’a médicalisée alors que les Français sont en attente d’humanité : nous espérons tous que, au moment ultime, nous bénéficierons de bienveillance et de compassion.
Mais la demande d’humanité est aussi une demande de reconnaissance : celle ou celui qui va mourir doit rester jusqu’à la dernière seconde une personne à part entière, et quel que soit l’état dans lequel il se trouve à ce moment.
L’institutionnalisation et la médicalisation de la mort rendent plus difficiles l’expression de la liberté, l’aspiration à l’autonomie et l’exigence absolue de dignité.
Les valeurs collectives de liberté et de dignité : voilà ce qu’il nous revient de concilier.
Je le disais, les conditions de la mort ont été et sont encore largement déterminées socialement. D’une certaine façon, nous assistons à un tournant de l’histoire sociale, car les sociétés contemporaines sont les premières dans lesquelles où se manifeste la volonté de voir prise en compte l’expression de la liberté individuelle à l’heure de la mort.
À cet égard, il est important de récuser toute comparaison avec les pratiques qui ont pu exister en d’autres temps, par exemple dans l’Antiquité. La mort de Socrate n’était que très peu l’expression d’une liberté individuelle : c’était la pression sociale qui amenait l’individu à faire le geste ultime. On a observé et on observe encore aujourd'hui ce phénomène dans des sociétés africaines ou asiatiques très différentes. La pression collective amène l’individu à considérer que le moment est venu pour lui de ne plus peser sur la société parce que, n’étant plus en état de travailler, ne contribuant plus à l’équilibre social, il n’est plus qu’un fardeau.
Une telle conception est exactement l’inverse de celle qui tend à émerger aujourd’hui : loin d’être considérée comme un fardeau, la personne parvenue à un certain stade de sa vie, quel que soit son âge, doit pouvoir exprimer une liberté totalement émancipée de la pression collective, la liberté de choisir si la vie, malgré la souffrance, peut encore être vécue dignement, la liberté de choisir si la douleur – y compris la douleur psychologique – et la dégradation inexorable du corps doivent être abrégées, la liberté de choisir si une maladie grave, qui nous condamne, peut atteindre de quelque manière que ce soit notre dignité.
À l’évidence, nous n’apporterons pas tous, individuellement, la même réponse à ces questions.