Je remets donc ma robe d’avocate, ou presque, et je plaide coupable d’usage de fausse qualité en bande organisée ! Cela étant dit, je tiens à rendre hommage aux vrais auteurs et inspirateurs de ce texte.
Je citerai tout d’abord Étienne Noël, présent dans les tribunes aujourd’hui, l’inlassable avocat des prisonniers. C’est à la lecture de son livre intitulé Aux côtés des détenus : un avocat contre l’État que j’ai appris l’existence d’une précédente proposition de loi inspirée de son travail et de celui de sa collaboratrice, Anne Simon, docteur en droit, auteur d’une thèse relative à la protection de l’intégrité physique des personnes détenues. Qu’il lui soit également rendu hommage aujourd’hui !
Je salue donc les auteurs de la proposition de loi n° 400 déposée au Sénat le 1er avril 2011, et dont j’ai repris tous les termes, à la virgule près : Alima Boumediene-Thiery, Dominique Voynet, Alain Anziani, Robert Badinter, Marie-Christine Blandin, Pierre-Yves Collombat, Jean Desessard, Jean-Pierre Michel, Jean-Pierre Sueur et tous les autres membres du groupe socialiste de l’époque.
Je n’oublie pas, bien sûr, notre collaboratrice Vanessa Léglise, qui a œuvré à cette mise en forme.
Je remercie aussi nos collègues et amis communistes, Mme Cukierman notamment, qui a déposé une proposition de loi allant dans le même sens que la nôtre, mais aussi notre ancienne collègue, Nicole Borvo Cohen-Seat, ainsi que Jean-René Lecerf, du groupe UMP, tous deux auteurs en 2012, au nom de la commission des lois, du rapport d’information intitulé Loi pénitentiaire : de la loi à la réalité de la vie carcérale.
Je ne peux passer sous silence le groupe de travail mis en place par Mme la garde des sceaux sur ce sujet, ainsi que le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, dont le travail est fondamental, lesquels dénoncent les conditions contraires à la dignité humaine qui règnent, hélas, dans nos prisons.
Naturellement, je n’oublie pas les victimes, même si le présent texte ne leur est pas destiné et si elles n’ont pas leur place dans le débat que nous nous apprêtons à mener. En tout état de cause, ce que l’on reconnaît aux uns n’enlève rien aux autres ; ce que l’on reconnaît aux détenus n’enlève rien aux victimes.
Je salue également la contribution d’Esther Benbassa, rapporteur de la commission des lois, qui a totalement réécrit la proposition de loi initiale, à l’exception de l’exposé des motifs, ainsi que le rôle d’Aline Archimbaud, co-auteur, qui a milité au sein du groupe écologiste pour l’utilisation de la niche parlementaire attribuée à notre groupe afin de défendre la sortie de prison pour les personnes en fin de vie ou dont l’état de santé est tel qu’elles ne peuvent rester en détention. Il s’agit d’un point très important.
Enfin, et surtout, je tenais à remercier MM. Jean-Jacques Hyest, président de la commission d’enquête sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires en France, et Guy-Pierre Cabanel, rapporteur, pour leur œuvre salutaire publiée sous le titre Prisons : une humiliation pour la République, au mois de juin 2000. J’étais avocate à l’époque et la relation, par l’intermédiaire de leur plume, de faits que je connaissais déjà par les récits de mes clients, alors que l’on entendait dire par ailleurs que nous avions des prisons de luxe puisque les détenus pouvaient même regarder la télévision, m’a considérablement aidée à continuer à dénoncer les conditions de détention en prison.
Mais les vrais contributeurs à la présente proposition de loi, mes premiers inspirateurs, sont les premiers concernés, c’est-à-dire mes anciens clients. Je pense notamment à deux d’entre eux.
Le premier était aveugle ou presque : il n’avait qu’une vision latérale et devait se placer de profil pour vous voir. Il était muni d’une canne blanche, mais lorsqu’on est détenu à Fresnes, on n’a pas le droit de circuler avec sa canne blanche ! Or, à Fresnes, les couloirs sont très longs et lorsque l’on doit se déplacer, il faut marcher droit au milieu du couloir. Évidemment, mon client ne pouvait pas le faire : marcher droit devant lui revenait pour lui à s’enfoncer dans la nuit noire. Il se faisait donc régulièrement rappeler à l’ordre et a fini par « péter les plombs », si vous me permettez cette expression, et se retrouver au prétoire.
Par trois fois, j’ai dû défendre ce prévenu au prétoire, tout simplement parce qu’il n’avait pas le droit de se servir de sa canne blanche. Où était alors sa dignité ? Je vous rappelle qu’il s’agissait d’un simple prévenu qui n’avait pas encore été condamné. Respecte-t-on l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme qui interdit les traitements inhumains ou dégradants lorsque l’on prive un aveugle de sa canne blanche ?
À cette époque, j’ai dû présenter une demande de remise en liberté par semaine auprès d’un juge que j’appréciais – et je crois, sans fausse modestie, qu’il m’appréciait aussi –, mais les « nécessités de l’enquête » interdisaient que mon client soit remis en liberté. Après quatre mois, trois prétoires et une dizaine d’aménagements de cellule, mon client a enfin été libéré. La cour d’assises l’a déclaré coupable, mais l’a condamné à une peine assortie du sursis : le temps de sa détention provisoire n’était même pas couvert !
Le second client auquel je pense, avant même d’être présenté au juge d’instruction, souffrait de migraines. En détention, ses migraines se sont aggravées. « Choc carcéral » disait-on. Au bout de quinze jours de détention, alors qu’il en arrivait à se cogner la tête contre les murs pour apaiser ses douleurs, on a accepté de le soumettre à une IRM qui a révélé la présence d’une tumeur au cerveau. J’ai alors dû mener un combat de deux mois pour le sortir de prison.
Je m’appuyais sur l’article 720-1-1 du code de procédure pénale, issu de la loi du 4 mars 2002, pour demander au juge d’instruction la remise en liberté de mon client. Ce dernier est décédé un mois après sa libération et je ne saurai jamais s’il était innocent puisque, je vous le rappelle, la mort du suspect éteint l’action publique.
La présente proposition de loi a donc été déposée pour eux, les présumés innocents en prison et malades, car la présomption d’innocence ne protège ni de l’erreur judiciaire ni de la maladie.
Ce texte vaut aussi pour nous tous, car nous sommes tous potentiellement concernés, simples citoyens pouvant un jour céder à une pulsion criminelle ou être victimes d’une dénonciation calomnieuse, mais aussi sénateurs pouvant perdre notre immunité parlementaire et nous retrouver en détention provisoire.
Oui, j’ai bien usé de la fausse qualité d’auteur, mais je pense pouvoir bénéficier des circonstances atténuantes, voire de l’irresponsabilité pénale prévue à l’article 122-3 du code pénal.
Cela étant, dans deux arrêts de 2003 et de 2009, la Cour de cassation a jugé que, dans le silence de la loi, un état de santé incompatible avec la détention pouvait motiver une remise en liberté. La pression de la Cour européenne des droits de l’homme va aussi dans le sens de ce texte.
J’ai légitimement pensé, me semble-t-il, qu’il ne revenait pas à la jurisprudence d’organiser la mise en liberté pour motif d’ordre médical des prisonniers non jugés, mais que c’était à la loi de réaffirmer solennellement cette évidence : un présumé innocent malade a les mêmes droits qu’un coupable malade, car il a la même dignité.
L’avocate que j’étais est redevenue caisse de résonance de l’avancement de notre droit au regard des exigences de la dignité humaine, caisse de résonance des divers courants du Sénat – nous, représentants de la France, de la droite à la gauche de cet hémicycle, petite touche par petite touche, avons tous œuvré et œuvrons tous à cette cause. Le vote de ce jour, si nous parvenons à nous prononcer avant l’expiration du délai qui nous est imparti, après le vote unanime de la commission des lois, fera de ce texte une loi belle et juste, une « petite loi » du Sénat, puis, je l’espère, la loi de la République.