Intervention de Daniel Béhar

Délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation — Réunion du 25 février 2014 : 1ère réunion
Audition de M. Daniel Béhar géographe

Daniel Béhar :

Je vous remercie, Madame la présidente. Je ne pense pas que mes propos soient originaux par rapport à ceux de mes collègues. Mais en effet, en tant que géographe, je constate un décalage entre les constats des géographes et le débat public, politique, qui aborde aujourd'hui la question territoriale. J'ai également écrit un autre argumentaire sur le site internet du Monde, sur la décentralisation, sur la compréhension que l'on a des enjeux territoriaux, qui impliquent des modèles d'action publique territoriale. Sur la question des dynamiques territoriales et des mutations des territoires, je suis surpris que le débat public tende à s'organiser autour de catégories géographiques. Depuis deux ou trois ans, on assiste à une « géographisation » du débat public. Paradoxalement, étant géographe, je trouve dangereuse cette « géographisation » du débat public. J'entends par « géographisation » le fait que le débat est en train de se cristalliser sur deux figures, deux objets géographiques qui seraient d'un côté les métropoles et, de l'autre côté, ce que l'un de mes confrères appelle les territoires oubliés, la France périphérique. Si cette thèse ne fait pas du tout référence dans le milieu scientifique aujourd'hui, elle est toutefois reprise dans le débat politique Ainsi, on aurait les métropoles versus la France périphérique.

Cependant, et je ne suis pas le seul à le dire, il ne semble pas que cela corresponde à la réalité contemporaine. Depuis longtemps, les géographes n'ont cessé de chercher à définir les « bons bassins de vie ». Mais on en est revenu aujourd'hui, et la réalité territoriale contemporaine, c'est précisément la fin des catégories de territoires. Les travaux entrepris depuis 2010-2012, en particulier ceux de la DATAR intitulés « Territoires 2040 », ont été riches d'enseignements à cet égard. La recherche française met l'accent sur les processus de flux, plus cruciaux que les lieux eux-mêmes. Le processus fondamental est celui de la mise en système, de l'interdépendance entre territoires. Cela ne permet plus de « périmètrer » des territoires et de cataloguer des situations territoriales.

Il est également paradoxal de voir que si l'on est conscient que la mondialisation « percute » le modèle national, on ne prend pas le phénomène en compte au niveau local. Or l'impact de la globalisation est autrement plus fort au niveau local qu'au niveau national. Par construction, les territoires plus petits sont davantage soumis à la mobilité, aux déplacements, aux interdépendances, au dépassement des frontières, quelles que soient les échelles, tant communales, que départementales, et régionales.

Il est donc inquiétant de voir la façon dont le débat se cristallise, avec des élus ou des acteurs locaux tenant des métropoles et mettant en avant leurs poids grandissant, alors que 60 % des Français vivraient hors métropole, dans des « territoires oubliés ». Il n'est cependant pas pertinent de regrouper dans une même catégorie les villes moyennes, le périurbain et le rural. J'irai plus loin, en soulignant que la notion de ville moyenne est une catégorie essentiellement politique : elle rassemble les villes chefs-lieux de département. Or il n'y a pas une ville moyenne comparable à une autre, toutes les études de la DATAR depuis quinze ans le montrent. On ne peut comparer une ville moyenne de Picardie avec une petite ville moyenne de Provence-Alpes-Côte-d'Azur, cela va de soi, car la ville moyenne reflète son territoire. Considérer que toutes les villes moyennes sont dans un état de relégation est une pure absurdité. Je crains qu'en termes de politique publique au niveau national, on fabrique des politiques territoriales sous forme de « voiture-balai » en incluant les territoires dits « oubliés » dans une méta-catégorie. C'est dans ce sens que j'ai compris la récente circulaire sur le volet territorial des contrats État-région, qui présente une sorte d'inventaire à la Prévert, des métropoles jusqu'au rural, et qui nous dit que le volet territorial va concerner toutes les entités citées.

Une autre problématique concerne la politique de la ville, redéfinie selon cette nouvelle géographie mais qui n'est pas pertinente. Le fait de choisir comme indicateur unique la pauvreté monétaire a pour unique objet de rassembler dans une même politique des territoires dissemblables. La pauvreté monétaire ne se vit pas de la même manière selon la situation territoriale. Là encore, il faut prendre la géographie comme un rapport de systèmes, et non comme un rapport de catégories.

Je plaiderais pour un retour à un débat public organisé autour de questions plus complexes à traiter mais plus simples à énoncer : le rapport entre performance et cohésion. Il faut revenir sur le terme de métropole et raisonner plutôt sur la question de la « métropolisation ». Aujourd'hui, les frontières sont plus floues et un très grand nombre de territoires sont pris dans un processus de métropolisation. Ce qui fait aujourd'hui la performance des territoires métropolitains c'est leur capacité à intégrer des systèmes territoriaux élargis. Saskia Sassen, la sociologue américaine qui a créé il y a quinze ans la notion de ville globale, développe maintenant la notion de « méga région ». Les performances des grandes métropoles dans le monde dépendent de leur capacité à intégrer des systèmes logistiques, ce que Laurent Davezies appelle les systèmes producto-résidentiels. Le Nord-Pas-de-Calais en est un exemple-type : il n'y a pas de métropole mais un processus de métropolisation. L'Ile-de-France suit le même schéma, tout comme la plupart des régions métropolitaines françaises. En termes de dynamique territoriale, où sont les limites de la métropolisation en Rhône-Alpes ? S'il existe évidemment un débat d'ordre institutionnel entre la métropole et la région, dans les faits la région Rhône-Alpes dans son ensemble est un territoire métropolitain, à part peut-être deux ou trois vallées de l'Ardèche.

Raisonner en termes de métropolisation permet d'ouvrir de nouveaux enjeux à l'égard de ce que l'on catalogue « territoires oubliés ». La métropolisation permet de prendre acte que ces territoires ne s'inscrivent plus dans un rapport centre-périphérie exclusif, mais dans un système interdépendant. On a besoin du résidentiel pour être productif, de la logistique pour être efficace dans le high-tech, etc. C'est donc une vraie chance pour ces territoires dits « oubliés », car ils ne sont plus exclusivement dans un rapport hiérarchique.

Ce passage de la notion de métropole à celle de métropolisation, qui me paraît pertinent, renvoie à la notion d'égalité des territoires.

Dans les années 2000, la notion dominante était celle de la concurrence entre les territoires, et les politiques publiques étaient centrées sur l'égalité des chances. C'est ce qu'exprimait Dominique Voynet, lorsque, ministre de l'Aménagement du Territoire, elle évoquait le triptyque : « un territoire, un projet, un contrat ».

Les travaux de Christophe Guilluy, qui mettent en exergue la notion de « territoires oubliés » se réfèrent à un modèle désormais périmé, qui eut son heure de gloire au cours des Trente Glorieuses. La grille de lecture opposant les territoires urbains privilégiés aux territoires ruraux défavorisés n'est plus pertinente aujourd'hui. En effet, les territoires urbains et ruraux ont chacun des atouts : le réseau de santé est plus performant dans les premiers, alors que le système éducatif est mieux pourvu dans les seconds, où le ratio des enseignants par rapport aux habitants est plus favorable que dans les quartiers urbains défavorisés. Il ne s'agit donc pas de réduire les inégalités entre des territoires interdépendants du fait des flux multiples qui les relient, mais de promouvoir une égalité des capacités.

De même, la notion de ville moyenne ne constitue plus une catégorie pertinente. Tout l'enjeu, pour les villes moyennes, est de réfléchir au moyen de négocier leur place en s'appuyant sur trois éléments : une fonction historique de ville-centre d'un bassin de vie, comme c'est le cas de Rodez, une valorisation du patrimoine par l'ouverture aux flux touristiques, comme le pratique Rodez avec le musée Soulages, mais également Albi, qui valorise le musée Toulouse-Lautrec en partenariat avec Toulouse. Le troisième élément est dans l'interdépendance avec les métropoles, marquée par des flux domicile/travail qui, depuis les années 1990, ont été multipliés par quatre, dans les deux sens, entre le centre et la périphérie. Les politiques étatiques d'égalité des territoires doivent intégrer ces nouveaux schémas et remettre en cause un « taylorisme territorial » qui tend à spécialiser chaque niveau de collectivité. Alors que ce modèle taylorien a été abandonné de longue date par l'industrie, l'État le promeut de façon persistante au nom de la réduction des dépenses publiques. Ce modèle de répartition des compétences, dominant dans les années 1990, a largement inspiré les répartitions entre États au sein de l'Union européenne. Il continue de fonder les textes de loi élaborés par l'actuel gouvernement en matière de décentralisation et mise sur des spécialisations fonctionnelles : l'économie pour les régions, le social pour les départements. Ceci n'est plus adapté à la réalité actuelle, laquelle est marquée par la différenciation des responsabilités politiques entre les communes, les intercommunalités, et les conférences territoriales. Chacun de ces niveaux se distingue par des responsabilités spécifiques, mais le futur projet de loi de décentralisation semble contradictoire avec cette réalité. Vous-mêmes devez être sensibles au décalage existant entre votre travail de législateur et vos fonctions locales...

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