Je vous remercie de votre invitation. Nous avons mesuré, en préparant cette audition, tout l'intérêt du sujet sur lequel vous avez souhaité m'entendre.
La délégation interministérielle à l'intelligence économique (D2IE) que je représente, a été fortement rénovée par le décret du 22 août 2013. Créée en décembre 2003, sous la dénomination de Haut responsable à l'intelligence économique et alors rattachée au secrétariat de la défense nationale, elle a été placée sous la responsabilité d'Alain Juillet jusqu'en 2009. Elle est devenue à proprement parler « délégation interministérielle » sous le mandat de son successeur, Olivier Buquin, et a alors été rattachée à Bercy. Le décret de 2013 a conforté sa légitimité et son caractère interministériel en la rattachant directement au Premier ministre.
Ce décret lui assigne quatre missions principales. La première est une mission de veille, d'anticipation pour alerter le Gouvernement français. Sa seconde mission est défensive. Il s'agit de garantir la sécurité de nos ressources économiques, en particulier les actifs immatériels comme les savoir-faire, l'image, la réputation ou le capital de nos entreprises. La troisième mission est offensive puisqu'il s'agit d'influence. La délégation s'attache à aider le gouvernement et les entreprises à saisir les opportunités économiques et à agir sur la formation des normes et les règles internationales, techniques et de gouvernance. Dernière mission : la formation et la sensibilisation à l'intelligence économique. C'est un volet essentiel de notre action. Nous arrivons d'ailleurs au terme d'une première expérience lancée en septembre 2011 avec 35 établissements d'enseignement supérieur pilotes, qui a consisté à promouvoir en leur sein un enseignement minimal de 40 heures sur l'intelligence économique. Aucun étudiant ne doit sortir de l'enseignement supérieur sans avoir été sensibilisé aux enjeux et aux réflexes pertinents. Nous nous attachons à cet égard à convaincre chaque responsable d'établissements d'enseignement supérieur, dont les grandes écoles, de l'intérêt de tels enseignements pour leurs étudiants, ainsi qu'à diffuser, le plus largement possible, une doctrine cohérente de l'intelligence économique, construite autour des trois premiers volets que j'ai présentés. À cet égard, il nous revient de « dé-mythifier » l'intelligence économique qui souffre encore trop souvent d'être associée à des manoeuvres secrètes alors que nous travaillons sur des informations publiques et légales. Nous menons aussi des actions de sensibilisation auprès de divers organismes du secteur privé (chambres de commerce et d'industrie, instituts, clubs d'entreprises...) ou public (institut d'administration notamment), qui relaient notre message.
Le décret du 22 août 2013 permet en outre de mobiliser des correspondants dans l'ensemble des services déconcentrés de l'Etat, des ambassades et des consulats, ce qui est utile à la constitution de notre réseau. En outre, il encourage à la collaboration avec le secteur privé.
J'en viens maintenant plus précisément au sujet qui motive notre audition. Jamais jusqu'à présent la D2IE n'a été expressément saisie de la question de l'ouverture des données publiques même si celles-ci sont en principe des données produites par les administrations publiques et qu'elles doivent désormais être largement mises gratuitement à la disposition des citoyens, sous le contrôle éventuel de la CADA (Commission d'accès aux documents administratifs).
Pour autant, nous nous sommes interrogés sur la sensibilité des informations détenues par les administrations lorsqu'a été élaboré le projet de politique de sécurité des systèmes d'information de l'Etat (PSSE), en juillet 2013, puisque le quatrième objectif retenu rappelle la nécessité d'une évaluation de la sensibilité de chaque information, afin, dans un souci de sécurité et de confidentialité, de la qualifier en conséquence en fonction des différents degrés du secret défense et d'en informer les agents qui la traitent. Certains ministères, comme celui de l'agriculture, se sont prêtés à l'exercice avec plus d'allant que d'autres. Les informations sont classifiées par niveau de sensibilité en matière de disponibilité, d'intégrité, de confidentialité et de preuve, sous la validation générale du SGDSN (Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale).
En principe, la loi sur le secret statistique du 7 juin 1951 interdit, sous peine de sanctions pénale, la publication d'informations individuelles à l'occasion de la diffusion de statistiques générales et soumet les enquêteurs au secret professionnel. Nous nous sommes efforcés, en 2011 et en 2012 de sensibiliser, au sein de chaque ministère, les services d'intelligence économique à la question du secret des affaires. Le président de la Cada s'est d'ailleurs interrogé sur les motivations réelles des demandes formulées par des cabinets d'avocats demandant la communication détaillée de documents produits dans le cadre d'appels d'offres. La confidentialité de certaines informations doit être la contrepartie de l'ouverture d'autres données.
La délégation interministérielle publie par ailleurs des guides pratiques sur l'intelligence économique. Une vingtaine de fiches de sécurité économique ont ainsi été rédigées par nos soins pour expliquer aux entreprises comment elles peuvent protéger en pratique leurs informations sensibles. Des principes directeurs viennent d'être rédigés à l'intention des scientifiques pour les sensibiliser à ces questions dans le cadre de mobilités ou de collaborations internationales ou de l'accueil de chercheurs d'autres pays.
Nous travaillons en ce moment très activement sur le projet de loi relatif au secret des affaires. Celui-ci est très intéressant en ce qu'il vise à instituer une protection dès le stade de l'idée : en l'état actuel du droit, le croquis ou le plan stratégique ne sont pas protégés par le droit d'auteur ou par le brevet, alors qu'ils sont de plus en plus facilement accessibles par les technologies modernes et que les risques de fuites sont démultipliés dans un contexte de concurrence mondiale. Si l'entreprise doit être transparente, les informations d'importance vitale pour son avenir doivent être réservées en amont jusqu'à ce qu'elles puissent être protégées. D'autres pays se sont déjà dotés d'une protection de ce type d'informations stratégiques. La Commission européenne travaille, quant à elle, depuis le début de l'année 2013 dans le même sens sur un projet de directive relatif au trade secret. Le principe de la valeur commerciale des idées est par ailleurs présent dans les textes relatifs aux droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce international, relevant du pilier dits ADPIC (accords internationaux sur la protection des droits intellectuels), de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).
En ce qui concerne les rapports entre l'Etat et les entreprises, plusieurs points me semblent mériter réflexion. L'Etat détient de nombreuses informations confidentielles, soit pour lui-même, soit parce qu'elles lui ont été fournies par des entreprises, et qui relèvent d'une « zone grise » dans la mesure où elles n'entrent pas dans un champ de protection spécifique, comme par exemple le secret défense. Je pense en premier lieu aux données fournies par les entreprises lorsqu'elles répondent à des appels d'offre publics. Nous avons été sollicités sur ce point particulier à l'occasion des appels à projets lancés par le commissariat général à l'investissement, qui portent sur des matières très pointues et très innovantes, et dont les réponses sont donc susceptibles de contenir des informations à haute valeur commerciale. Deux PME nous ont ainsi indiqué préférer se priver d'un potentiel financement public plutôt que de fournir des informations dont la confidentialité ne leur est pas garantie. Cette situation est préjudiciable tant à ces entreprises qu'à l'ensemble de la collectivité, puisqu'elle empêche des innovations qui pourraient être très fructueuses de se faire jour et de bénéficier d'un financement. C'est pourquoi nous avons commencé à travailler sur ce sujet précis, notamment s'agissant des pôles de compétitivité, qui rassemblent une importante matière intellectuelle et qui doivent donc pouvoir protéger leur information stratégique. C'est aussi le rôle de l'Etat que de le leur rappeler afin d'éviter que cette information soit captée de manière prédatrice et dans un but contraire à nos intérêts.
Je pense également aux données détenues par les banques publiques comme la BPI ou la Coface. Pour obtenir des financements, les entreprises doivent en effet fournir de très nombreuses informations portant par exemple sur les pays dans lesquelles elles souhaitent s'implanter ou les acteurs avec lesquels elles ont l'intention de s'allier. Je suppose et j'espère que ces informations sont conservées de manière sécurisée ; je n'en ai pas pour autant la certitude. S'il est louable de rechercher la transparence, il ne faut pas permettre à nos concurrents de lire nos stratégies à livre ouvert, d'autant que la réciproque n'est pas vraie.
Je pense enfin à la publication de leurs comptes par les PME. Dans d'autres pays européens comme l'Angleterre ou l'Allemagne, seules les dispositions de la directive européenne applicable en la matière s'imposent. En France en revanche, les entreprises doivent publier davantage d'informations que celles qui sont demandées par les textes européens. C'est pourquoi, à la suite de mon prédécesseur, je me suis engagée sur ce sujet en lien avec le ministère du redressement productif. Il me semble nécessaire de distinguer une obligation de publication, qui s'impose pour les informations visées par la directive européenne, d'une simple obligation de dépôt, qui pourrait s'appliquer aux informations supplémentaires collectées dans un but de contrôle. Cette question rencontre cependant de très fortes réticences de la part du Trésor.
La question de l'ouverture des données va de pair avec celle du caractère payant ou gratuit des données mises à disposition. Il me paraîtrait choquant que des organisations puissent gagner de l'argent à partir d'informations mises à leur disposition gratuitement et de manière innocente, par exemple à travers les réseaux sociaux. Nous savons tous que certaines organisations comme Google font du profit à partir de la récupération d'informations qui ne sont pas protégées chez elles. Il ne s'agit pas de tout réglementer, mais il faut se demander jusqu'où ce type de réutilisation est admissible, et surtout jusqu'à quel niveau de confidentialité les informations peuvent être traitées.
Il faut également avoir à l'esprit que les informations en question ne sont pas seulement des données personnelles, mais également des données économiques. Je pense ici à deux aspects très précis. Le projet de règlement européen en matière de protection des données, actuellement en discussion à Bruxelles sous l'égide de Viviane Reding - et qui tarde à voir le jour, en raison notamment des manoeuvres britanniques -, traite à la fois des données personnelles et des informations économiques et financières qui circulent sur les réseaux divers et variés, auxquelles elle tend à donner un statut adapté aux technologies modernes. Ces questions sont également discutées - ou plutôt, j'espère qu'elles ne le seront pas - dans le cadre de l'accord transatlantique. La France a demandé, au nom de l'exception culturelle, que les données soient exclues du champ de cet accord tant qu'il n'existe pas de protection au niveau européen afin d'éviter une négociation au rabais. Or, la lenteur des négociations européennes s'explique en partie par l'intervention des lobbies qui souhaiteraient que la question soit tranchée dans le cadre de l'accord transatlantique... C'est pourquoi il nous faut impérativement être très actifs sur ce sujet à Bruxelles si nous voulons assurer la protection de nos données, qu'elles soient personnelles ou économiques. A la question de savoir si les données seraient comprises dans le champ de l'accord transatlantique, le négociateur européen chargé de mener la négociation nous a indiqué qu'en relèveraient les données véhiculées par les services concernés par l'accord... Il s'agit donc bien à mon sens de données sensibles et nous devons nous montrer très unis sur ce sujet.