Intervention de Pascal Chauve

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 21 février 2013 : 1ère réunion
Audition publique organisée conjointement avec l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques et la commission de la défense de l'assemblée nationale

Pascal Chauve, Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) :

Ma tâche est à la fois facile et difficile. Parler de la menace est certes toujours plus facile que d'évoquer les réponses qui peuvent lui être apportées, mais je dois aussi, dans un contexte particulièrement inquiétant, me garder de faire trop peur et veiller à donner la juste mesure de cette menace. Mon point de vue est celui du SGDSN : il s'attache à des problématiques et à des enjeux de sécurité nationale.

Lorsqu'on évoque la menace informatique, on pense d'emblée à ce qui nous affecte dans notre vie quotidienne, par exemple les virus qui viennent « écraser » les photos des enfants sur le disque dur de l'ordinateur, ou encore la cybercriminalité qui touche les individus - vol de données bancaires, utilisation frauduleuse des moyens de paiement, accès à nos comptes en ligne - et qui appelle des réponses de nature policière.

Mais la menace informatique ne vise pas que les individus, et n'a pas pour seul objectif l'appât du gain. Elle peut revêtir une tout autre dimension, qui dépasse la cybercriminalité, et viser des activités critiques pour le fonctionnement d'une nation, qui relèvent pleinement d'une problématique de sécurité nationale. Des exemples viennent d'en être donnés.

S'il fallait dresser une typologie des menaces auxquelles une Nation peut être exposée, je distinguerais trois domaines. Le premier est celui de la simple revendication, dans lequel les attaquants vont afficher des messages sur des sites officiels ou gouvernementaux en réponse à une politique à laquelle ils sont opposés - c'est ce que l'on appelle la défiguration de site. Ils utilisent les vulnérabilités habituelles des serveurs web pour s'y introduire. Récemment, lors de l'opération Serval au Mali, des groupes d'activistes se sont ainsi attaqués à des sites web plus ou moins officiels, sans toutefois causer de dommages particuliers, pour afficher leurs revendications.

La deuxième forme de menace informatique qui peut revêtir des enjeux nationaux est bien sûr le cyber-espionnage. Je ne parle pas du vol d'informations personnelles à des individus, mais du cyber-espionnage à grande échelle, qui peut toucher des entreprises, notamment celles qui travaillent dans les secteurs sensibles, ou des opérateurs relevant de ce que nous appelons les secteurs d'activité d'importance vitale, parmi lesquels figurent la banque, l'énergie, les transports ou la défense. Il y a là des acteurs économiques et des opérateurs qui détiennent des secrets de fabrication ou des secrets de fonctionnement d'une autre société. L'espionnage dont a été victime la société AREVA figure dans le rapport sur la cyberdéfense du sénateur Bockel, ainsi que celui qui a touché Bercy. Si vous avez lu la presse des derniers jours, vous avez appris que la société américaine Mandiant aurait trouvé l'origine d'une campagne d'espionnage informatique systématique conduite chez des industriels américains - 141 cas ont été rapportés. Ce pillage de secrets industriels aurait une origine étatique - je vous laisse découvrir laquelle.

S'agissant de cyber espionnage, la presse ne révèle cependant que la partie émergée de l'iceberg. Le SGDSN, avec l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), traite de très nombreux cas qui sont couverts par le secret, les opérateurs ne souhaitant pas que l'on fasse état des atteintes qu'ils subissent. Je vous confirme que cette menace n'est pas potentielle, mais quasi systématique.

La nouvelle forme de menace informatique qui touche les intérêts souverains est le cyber-sabotage. La transition entre le cyber-espionnage et le cyber-sabotage est désormais consommée. Vous vous souvenez sans doute du ver Slammer, qui avait semé « la pagaille » dans le système informatique de distribution d'électricité de l'Ohio et entraîné un blackout touchant 50 millions d'abonnés américains en 2003. Telle n'était peut-être pas l'intention de départ, mais toujours est-il qu'il est possible de toucher, par des moyens informatiques, des secteurs d'activité d'importance vitale dans leur fonctionnement, mettant ainsi en péril des fonctions vitales de la nation.

Comment a-t-on pu passer d'une menace potentielle, qui n'occupait que les esprits des spécialistes, à une menace réelle ? La technologie et les usages nous exposent de plus en plus à ces menaces. D'une part nous faisons face à un empilement de technologies de plus en plus chancelant ; il faut rétablir la chaîne de la confiance entre des systèmes d'exploitation du matériel, des applications, des middleware, qui vivent chacun sur une couche d'abstraction de la couche qui est en dessous, interprètent les commandes, et laissent finalement autant d'interstices à l'attaquant pour s'infiltrer dans les systèmes. D'autre part, c'est le problème de la confiance dans la chaîne d'approvisionnement de nos systèmes informatiques et de la maîtrise technologique qui est posé. Je vous rappellerai à cet égard le bon mot fait par Ken Thompson, gourou de la sécurité informatique, en 1984 : « Vous ne pouvez pas faire confiance à un code dont vous n'êtes pas totalement l'auteur, surtout si vous faites appel à des sociétés qui emploient des gens comme moi. » La confiance dans la chaîne d'approvisionnement est vitale. Asseoir cette confiance mérite donc la mise en oeuvre d'une politique industrielle à l'échelle nationale.

L'usage moderne des technologies de l'information est désormais de tout interconnecter avec tout, et donc d'offrir autant de voies d'attaque à des agents menaçants. Il est aussi caractérisé par la mobilité, qui fait circuler les technologies, les informations et les virus d'un système à l'autre, et par l'introduction de systèmes informatiques à vocation personnelle dans des applications professionnelles. Je pense au bring your own device (BYOD), qui fait que certains d'entre nous travaillent avec leurs terminaux personnels, qui sont autant de vecteurs d'infection, infection à l'échelle de l'individu mais qui peut ensuite se propager à l'échelle nationale.

M. Stéphane Grumbach, INRIA, directeur de recherche. J'évoquerai pour ma part les données et leur répartition sur la planète.

La société de l'information offre des services comme les moteurs de recherche, les réseaux sociaux ou les systèmes de vente en ligne, qui sont devenus incontournables - peu différents, en définitive, de nos utilities - comme disent les Anglais - telles que l'eau ou l'électricité. Pour leurs utilisateurs, ces services sont essentiellement gratuits. Les sociétés qui les proposent assurent le stockage et le traitement des données, avec en général une très grande qualité de service. D'un point de vue économique, on ne peut cependant pas exactement considérer ces services comme gratuits. Les utilisateurs échangent avec les entreprises leurs données privées contre des services. Ces données, qui peuvent sembler bien anodines, s'avèrent parfois d'une grande valeur. C'est par exemple le cas des requêtes sur un moteur de recherche, utilisées pour établir des profils utilisateurs qui permettent de cibler efficacement la publicité. Elles peuvent aussi l'être pour extraire des connaissances bien plus riches que les profils personnels - j'y reviendrai cet après-midi.

Certains systèmes stockent des données dont le caractère personnel est plus immédiat. C'est le cas des réseaux sociaux, au premier rang desquels Facebook, grâce auxquels les utilisateurs mettent à disposition toutes sortes d'informations personnelles. Les réseaux sociaux conservent également la structuration des relations sociales entre leurs utilisateurs, leurs échanges et, au-delà, leurs interactions avec d'autres services. Mais Facebook est bien plus qu'un réseau social : c'est le système numérique du futur, celui dans lequel nous stockerons nos données, et au moyen duquel nous interagirons avec le monde. C'est le système qu'utiliseront de nombreuses entreprises pour développer des services qui exploiteront l'interface et les fonctionnalités de Facebook. Facebook peut disparaître, mais ce type de système perdurera pour devenir universel.

Deux évolutions majeures dans la technologie induisent des changements fondamentaux dans la gestion des données. Tout d'abord, la disparition annoncée de nos ordinateurs conduira, tant pour les individus que pour les organisations, à une gestion des données et des services dans le nuage, données et services qui seront accessibles de n'importe où, au moyen de n'importe quelle tablette. Ensuite, le développement massif des réseaux sans fil qui forment l'infrastructure des services mobiles introduit une rupture dans la société de l'information, en assurant des services au plus près des individus.

Les données personnelles sont devenues la ressource essentielle de cette nouvelle industrie. Assez similaire aux matières premières pour l'industrie traditionnelle, cette ressource sera un jour plus importante pour l'économie globale que le pétrole. Etre capable de la récolter et de la transformer pour en faire des produits est donc d'une importance capitale. Au-delà de la ressource, ces données sont aussi une monnaie avec laquelle les utilisateurs payent leurs services. Cette monnaie, potentiellement dé-corrélée des banques centrales, sera conduite à jouer un rôle croissant.

La concentration est une caractéristique importante des industries de la société de l'information. Facebook a dépassé le milliard d'utilisateurs ; Google agrège de nombreuses activités - moteur de recherche, messagerie, réseau social, mobilité. Dans la société de l'information, la taille des entreprises est déterminante. La quantité de données et le nombre d'utilisateurs qu'elles gèrent contribuent exponentiellement à leur puissance.

Dans ce nouvel écosystème, les données circulent et passent les frontières. Certaines régions les accumulent, les traitent et les contrôlent, d'autres non. Comme pour les échanges commerciaux, on peut distinguer les exportations et les importations. Mais contrairement au commerce, les mouvements de données se font surtout gratuitement, c'est-à-dire sans paiement de l'exportateur par l'importateur. Les données ne font à ce jour pas l'objet d'un marché au niveau mondial : il n'y a pas de bourse de la donnée comme il en existe pour les matières premières.

Les États-Unis ont un véritable leadership dans la capacité à récolter et à traiter la donnée mondiale. Ils ont toujours fait preuve d'un véritable génie dans le développement des services de la société de l'information. Ils inventent des services extraordinaires, comme le démontre la rapidité de leur adoption, assurent une qualité de service inégalée - tout le monde utilise Gmail - et savent construire des modèles économiques efficaces.

Une cartographie des flux de données au niveau planétaire, sur le modèle des cartographies des flux de matières premières, serait extrêmement utile. Elle n'est aujourd'hui pas facile à établir. On peut toutefois étudier les services qui sont utilisés dans les différentes régions, qui constituent un premier indicateur assez significatif. Aux États-Unis, les 25 premiers sites de la toile sont tous américains. En France, comme dans un certain nombre de pays européens, seulement le tiers des 25 premiers sites sont français ; les autres sont américains. En outre, les premiers sites français ne sont pas les plus gros accumulateurs de données.

La situation est plus contrastée en Asie. En Chine, l'industrie nationale domine la toile, avec des systèmes très puissants et diversifiés dans tous les secteurs. Au Japon et en Corée, de nombreux systèmes, aussi fondamentaux que les réseaux sociaux, sont des systèmes locaux.

Si l'on considère les moteurs de recherche, qui jouent un rôle si essentiel dans notre accès à l'information, la situation de l'Europe, région de la diversité culturelle, est surprenante. Google y détient plus de 90 % de parts de marché. Ce n'est pourtant pas le cas aux États-Unis, où Bing et Yahoo ont chacun près de 15 % de parts de marché. La Chine et la Russie ont quant à elles développé deux des plus grands moteurs mondiaux : Baidu, qui détient 78 % du marché chinois, et Yandex, qui détient 60 % du marché russe.

Ces chiffres sont corroborés par l'analyse globale des premiers systèmes mondiaux, c'est-à-dire ceux ayant le plus grand nombre d'utilisateurs dans le monde. Parmi les cinquante premiers, on trouve 72 % d'Américains, 16 % de Chinois, 6 % de Russes, mais seulement 4 % d'Européens.

Les études que nous avons faites sur la partie invisible de la toile, celle des trackers qui permettent de suivre l'activité des utilisateurs au moyen de systèmes tiers, confirment cette tendance. Là encore, les Américains dominent largement ces systèmes invisibles, subtils accumulateurs de données.

Certaines régions envisagent la révolution numérique avec enthousiasme, d'autres avec crainte. Le programme de cette journée, centré sur la menace stratégique et le risque de dépendance, révèle le positionnement plutôt sur la défensive de la France. La situation de l'Europe est paradoxale : si le taux de pénétration est fort et les infrastructures importantes, aucun des grands systèmes de la toile n'est développé sur notre continent. Les données personnelles, pétrole de la nouvelle économie, sont la pierre d'achoppement des Européens, qui restent focalisés sur les dangers de leurs utilisations potentielles, en particulier pour la vie privée. La société de l'information se développe donc hors de l'Europe. On peut dire sans exagération que celle-ci est entrée dans une forme de sous-développement en dépendant, pour des services dont l'importance ne fait que croître, d'une industrie étrangère.

L'Europe exporte donc ses données aux États-Unis. Mais il y a autre chose : elle n'en importe pas. Or la capacité à récolter des données à l'étranger est également stratégique : elle permet de créer de la valeur à partir de ressources qui arrivent gratuitement, et de dégager des connaissances dans tous les domaines sur les régions dont viennent les données.

Les Américains ont une stratégie très élaborée en la matière, comme le montre leur succès international. Permettez-moi de l'illustrer par un exemple encore peu visible. À l'heure où la possibilité d'ouverture de la Corée du Nord fait frémir les chancelleries et où les Chinois construisent des infrastructures à la frontière, Google cartographie le territoire. Les cartes Google deviendront probablement incontournables lors du développement du pays. Et comme leur intérêt est avant tout l'hébergement des applications des entreprises, Google héritera d'une capacité d'analyse de la Corée, grâce aux flux de données qui transitent par ses machines. Le marché en Corée du Nord est de surcroît loin d'être facile pour les Américains, tant les Coréens du Sud et les Chinois sont de puissants concurrents.

Les exemples asiatiques pourraient être intéressants pour les Européens. Ces pays ont bien compris les enjeux de la société de l'information ; ils préservent une certaine souveraineté en offrant tous les services de l'Internet made in Asia. En même temps ; ils ont une forte connexion avec la recherche américaine. En Chine, les laboratoires d'Alibaba ou de Baidu sont peuplés de chercheurs de la Silicon Valley - les mêmes que chez Facebook ou Google : ils participent du même écosystème.

J'aborderai cet après-midi les nouveaux services de la société de l'information, qui reposent sur ces données et dont nous dépendrons à l'avenir.

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