Nous poursuivons avec le volet social. Les personnes prostituées bénéficient théoriquement des mêmes droits sociaux que les autres citoyens. Il leur est possible de s'affilier à un régime de sécurité sociale et d'accéder ainsi à la couverture maladie et à l'assurance retraite. Toutefois, ces possibilités leur sont, dans la réalité, difficiles d'accès dans la mesure où la prostitution ne constitue pas une activité professionnelle juridiquement reconnue. C'est toute l'ambiguïté voire l'hypocrisie de la position abolitionniste de la France. La question de l'accès aux droits sociaux se pose en outre en des termes différents s'agissant des personnes prostituées de nationalité étrangère victimes des réseaux. Du fait de leur statut juridique précaire et surtout de l'emprise exercée par leurs proxénètes, ces personnes sont, pour la grande majorité d'entre elles, très éloignées des dispositifs de prise en charge.
En matière de couverture maladie, les personnes prostituées relèvent, selon leur situation juridique et sociale, soit des dispositifs de droit commun, soit des dispositifs complémentaires destinés aux personnes n'ayant pu faire valoir leurs droits par la première voie d'accès. Ainsi, pour les personnes françaises ou étrangères disposant d'un droit de séjour, catégorie dont relèvent principalement les personnes prostituées dites « traditionnelles », sont ouvertes l'affiliation au régime social des indépendants (RSI) ou l'inscription à la couverture maladie universelle (CMU) et complémentaire (CMU-c). Pour les personnes étrangères en situation irrégulière, catégorie à laquelle appartient la très grande majorité des personnes prostituées, sont possibles la demande d'aide médicale de l'Etat (AME) ou, à défaut, l'accès aux soins d'urgence.
Alors qu'elles sont pour la plupart éligibles à l'un ou l'autre de ces dispositifs, les personnes prostituées accèdent, dans les faits, très difficilement à une couverture maladie. Plusieurs facteurs contribuent à expliquer ce constat. En premier lieu, le renoncement aux droits et aux soins chez les personnes en situation de précarité est principalement motivé par des raisons financières ou lié au fait qu'elles ont d'autres priorités, comme le logement ou l'alimentation. En deuxième lieu, la mauvaise maîtrise du français constitue un obstacle important à l'accès aux soins. Elle conduit à des incompréhensions sur les informations délivrées par les professionnels de santé, à des erreurs de diagnostic, sans compter qu'elle rend quasiment impossible les prises en charge psychologiques. C'est pourquoi nous recommandons de développer le recours à la médiation et à l'interprétariat dans les établissements de santé et les services sociaux, sur le modèle de ce que nous avons pu voir à l'hôpital Ambroise Paré où une professionnelle issue du milieu de la prostitution est chargée d'établir un lien de confiance avec les personnes prises en charge. En troisième lieu, la constitution des dossiers et la production des justificatifs nécessaires pour ouvrir les droits s'apparentent à un véritable parcours du combattant, en particulier pour les personnes en situation irrégulière. Non seulement les délais d'instruction des dossiers sont parfois très longs mais, en outre, des disparités importantes existent dans leur traitement selon les caisses primaires d'assurance maladie. Une harmonisation des règles de gestion administratives de l'AME est donc nécessaire, de même qu'une sensibilisation des personnels à la situation particulière des personnes prostituées victimes de la traite. Enfin, les personnes prostituées n'ont qu'une faible connaissance de leurs droits ainsi que du fonctionnement du système de soins. Une brochure intitulée « vos droits, votre santé » est en cours d'élaboration. Sa diffusion doit être la première étape d'une réelle stratégie d'information et d'orientation, dont les associations seraient le principal relai. Le rôle de ces dernières est en effet essentiel compte tenu de la méfiance que suscitent les institutions.
La question de l'accès à l'assurance retraite ne se pose que pour les personnes prostituées en situation régulière. Depuis 2004, les personnes prostituées peuvent cotiser auprès de la Caisse interprofessionnelle de prévoyance et d'assurance vieillesse (Cipav), qui accueille l'ensemble des professions non classées, notamment les professions libérales non affiliées au RSI. Il est cependant impossible de connaître le nombre de personnes prostituées ayant recours à ce dispositif dans la mesure où elles ne se déclarent pas comme telles. Par ailleurs, la possibilité de cotiser auprès de la Cipav ne permet pas de remédier à la situation de celles qui sont d'ores et déjà en âge de prendre leur retraite. Or un nombre non négligeable de femmes - nous en avons rencontré au cours de nos maraudes - sont contraintes de poursuivre leur activité malgré leur âge avancé et la dégradation de leur état de santé. Seule une minorité dispose d'une pension de retraite.
Au-delà de ces difficultés, plusieurs facteurs liés à l'environnement dans lequel évoluent les personnes prostituées freinent l'accès aux droits sociaux et aux soins. Les violences, inhérentes à toutes les formes de prostitution, sont à la fois physiques et psychologiques. Elles émanent principalement des clients, mais aussi des proxénètes, des personnes prostituées entre elles, voire des passants et des riverains. Les conditions d'hébergement, souvent très précaires, accentuent le risque de propagation des infections, participent d'un rythme de vie décalé, favorisent une alimentation peu équilibrée et ne permettent pas l'établissement d'une adresse fixe pour la constitution des dossiers administratifs. La stigmatisation et l'isolement constituent des facteurs de vulnérabilité supplémentaires. Il est temps que la société inverse son regard sur ces personnes afin qu'elles soient considérées comme des victimes et non plus comme des présumées coupables. Enfin, le sentiment de méfiance à l'égard des « institutions », particulièrement manifeste chez les personnes en situation irrégulière, a été renforcé par la mise en oeuvre de la loi pour la sécurité intérieure de 2003. Cette méfiance peut aussi s'exprimer à l'égard d'acteurs censés leur venir en aide, attitude qui s'explique par la barrière linguistique, les différences culturelles et les histoires personnelles des personnes prostituées, en particulier lorsqu'elles ont été confrontées aux « parcours de dressage » que nous vous avons décrits précédemment.