Intervention de Éric Bocquet

Commission d'enquête sur le rôle des banques et acteurs financiers dans l'évasion des ressources financières en ses conséquences fiscales et sur les équilibres économiques ainsi que sur l'efficacité du dispositif législatif, juridique et administratif destiné à la combattre — Réunion du 16 octobre 2013 : 1ère réunion
Examen du rapport

Photo de Éric BocquetÉric Bocquet, rapporteur :

Je tâcherai de présenter d'une manière aussi synthétique que possible les travaux que nous avons menés au cours des six derniers mois. Cette période était effectivement brève, entrecoupée de surcroît de périodes de suspension et de congés. Les conditions de travail en ont donc été compliquées.

La semaine dernière, nous avons eu un échange sur l'architecture du rapport et ses grandes lignes. Chacun d'entre vous a pu prendre connaissance du projet de rapport et l'amender.

J'ai essayé de faire la synthèse la plus fine possible des informations recueillies par la commission au cours de ses 46 auditions mais aussi de celles auxquelles j'ai accédé en ma qualité de rapporteur, notamment à la faveur d'échanges avec des services tels que la direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF) et Tracfin.

Je voudrais partir des liens très étroits entre la finance et l'offshore, que la première partie du rapport détaille de manière très complète. Les grands témoins que notre commission a entendus et qui ont exercé des responsabilités monétaires à l'échelle de l'Europe et du monde nous l'ont dit : l'offshore est partout, dans les territoires exotiques mais aussi chez nous. L'offshore présente évidemment plusieurs dimensions : l'offshore fiscal, l'offshore prudentiel et l'offshore criminel, celui du blanchiment notamment. Ces dimensions se recoupent souvent sans être toujours totalement homogènes.

La finance, ses flux, ses produits et ses circuits possèdent des caractéristiques qui lui permettent de tirer parti des failles, petites ou grandes, qu'offre l'offshore - l'an dernier, nous avions justement évoqué cette « culture de la faille ». La finance est mobile ; elle est complexe. Elle peut être opaque et se soustraire aux règles, ce qui est la nature même de l'évasion des capitaux au sens qu'il faut lui donner aujourd'hui.

Cette rencontre entre un monde fragmenté et une finance agile, très rapide, crée des risques à très forts enjeux dans la mesure où la finance couvre l'ensemble de créances et de dettes et des moyens de les honorer, les paiements, qui résument la valeur monétaire des productions et des échanges.

Nous devions nous attacher à vérifier que ces risques n'étaient pas de simples fantasmes. Je crois que nos travaux ont confirmé leur réalité et, au-delà, leur réalisation. Cette confirmation s'appuie sur des constats macrofinanciers et microfinanciers. L'architecture financière internationale révèle des articulations très surprenantes parfois, et les intermédiaires financiers, sur lesquels nous nous sommes plus particulièrement penchés, en sont les principaux artisans, aux côtés de leurs clients. Sur un plan plus microfinancier, l'importance des capitaux dissimulés trouve ses prolongements dans la multiplication des découvertes de comptes non déclarés, de structures opaques, de schémas financiers d'organisation des entreprises, de témoignages sur des pratiques d'allocation « optimisante » des revenus et des charges via des processus financiers divers. Il faut encore compter avec l'inventaire des techniques financières de blanchiment.

Nos travaux ont également montré que la réduction des opportunités d'évasion des capitaux passait par un effort résolu et universel de fortification des infrastructures de contrôle. Ce sont les propos mêmes de M. Jean-Claude Trichet. Un décalage permanent se crée entre une industrie financière innovante et des institutions qui sont soumises à des chocs d'innovation qu'elles s'efforcent de maîtriser. Les moyens dont les institutions disposent sont cependant sans commune mesure avec ceux de l'ingénierie financière, dont la force de transgression est d'autant plus grande que les règles sont assouplies.

Dans ce contexte, l'amélioration des systèmes de contrôle nationaux est impérative. Elle ne sera acquise que si l'on arrive à égaliser les situations en désarmant la fraude et en armant les superviseurs. Elle est une condition préalable à la coopération internationale et, sous cet angle, devrait être considérée comme une condition au sens fort, c'est-à-dire une obligation à respecter par nos partenaires.

Mais nous devons également poursuivre nous-mêmes cet objectif. Des progrès très notables sont intervenus au cours des dernières années, avec une mobilisation internationale et interne croissante. Je crois que la commission d'enquête du Sénat sur l'évasion fiscale internationale de l'année dernière a pu contribuer pour sa part à ces avancées en portant politiquement le sujet et en attirant l'attention sur certaines propositions fortes qui ont donné de l'ampleur à ce qui avait déjà été fait. Je souhaite qu'il en aille de même pour la présente commission.

Sur le sujet qui nous occupe, nous aurions tort de tenir pour acquis les effets des principes et des règles qu'on se donne. La résistance des phénomènes est forte. Par ailleurs, la constitution d'une communauté internationale de la lutte contre la fraude n'est pas aujourd'hui réalisée. Il ne faut pas se faire d'illusions à ce sujet. Il existe une course au capital qui passe par des stratégies des États moins coopératives qu'on ne les présente : la concurrence fiscale n'est pas disciplinée, les initiatives prises par les uns ou les autres peuvent être très asymétriques. À cet égard, l'Europe doit se mobiliser et ne pas trop compter sur les États-Unis, dont on connaît l'insatiable besoin de capitaux.

Par ailleurs, il est notable qu'il y a loin de la coupe aux lèvres, loin des règles à leur mise en oeuvre effective. Or, nous sommes aussi dans des temps où le nécessaire renforcement des systèmes de contrôle doit prouver son efficacité mais également sa transparence et son impartialité. Cette préoccupation impose des devoirs à tous les acteurs, entreprises, personnes physiques, autorités politiques et administratives. Elle est très présente dans le rapport et dans ses propositions. Celles-ci s'ordonnent autour d'objectifs de transparence des productions de l'ingénierie financière mais aussi de réforme des systèmes de contrôle afin de les rendre plus puissants.

Je m'empresse de préciser que les propositions de la commission d'enquête sur l'évasion fiscale internationale qui n'ont pas encore été suivies d'effets gardent à mes yeux toute leur actualité et leur pertinence. Par ailleurs, nous avons cheminé en même temps que des textes importants sur la transparence de la vie publique ou sur la lutte contre la grande criminalité financière, qui comportent certains dispositifs allant dans le sens de nos recommandations, sans toujours aller aussi loin toutefois.

À ce stade, je ne reviendrai pas sur le détail des 32 propositions. J'ai tenu compte des échanges que nous avons eus notamment la semaine dernière et des votes qui sont intervenus sur certains points. J'ai à l'esprit le problème important de la répartition des interventions entre l'administration fiscale et la justice. Le système actuel n'est pas satisfaisant. Chacun en convient, et d'ailleurs la tendance à la judiciarisation de l'action administrative en témoigne. Elle trouvera sans doute ses limites juridiques un jour. En toute hypothèse, il faut sortir par le haut de ce qui ressemble parfois à un imbroglio presque intenable et nuisible à la confiance dans le système. Cette dernière question se pose aujourd'hui avec force dans l'opinion publique. Je n'ai pas senti de la part de l'administration fiscale une opposition toujours aussi ferme que celle exprimée dans l'hémicycle. Je pense que nous sommes justifiés à proposer que ce dossier avance. Je veux d'ailleurs croire que l'instauration d'un Haut-Commissariat à la protection des intérêts financiers publics - c'était la proposition n°1 formulée dans le rapport précédent - pourrait résoudre une partie des problèmes en dissipant le soupçon.

Sur l'idée d'établir un lien entre les opérations de régularisation fiscale et une forme d'affectation des capitaux au financement de l'économie réelle, je crois qu'il serait difficile, voire contreproductif, d'aller beaucoup plus loin que la présente proposition. Néanmoins, l'administration doit être rendue sensible à certaines considérations qu'elle a d'ailleurs probablement à l'esprit.

Je voudrais insister sur un ensemble de propositions visant à assurer une plus grande transparence de l'industrie financière et à conforter les systèmes de contrôle. Elles concernent les attributions et les responsabilités des contrôles, avec le renforcement du statut des personnels employés à cet effet dans les entreprises, la question toujours non résolue du statut des commissaires aux comptes, mais aussi des règles d'encadrement des produits et des entités. Dans cette affaire, le Parlement a adopté, il y a quelque temps, un dispositif important de publication des données pays par pays. Je voudrais vous indiquer à quel point nous avons bien fait. Les réponses aux questionnaires que j'ai adressés à quelques établissements financiers mentionnent qu'il leur est impossible de me communiquer des informations sur la répartition des profits et les impôts afférents par manque de données. Or il est évident qu'ils en disposent et je déplore ce qui ressemble à une dissimulation qui doit céder. Veillons cependant à ce que la publication de données pays par pays recouvre bien une information fidèle.

Sur les systèmes de contrôle, je souhaite insister d'abord sur l'importance de promouvoir l'échange automatique d'informations, qui est présenté dans tous les sommets internationaux comme un standard international et un objectif cardinal. Nous devons mobiliser l'Europe pour qu'il soit pleinement appliqué en son sein. Mais nous devons aussi faire en sorte que l'Europe l'impose à tous les États, y compris aux centres offshore éloignés d'elle et appartenant plutôt à la zone d'influence d'autres puissances financières.

Par ailleurs, nous devons inviter nos superviseurs financiers à adopter une fermeté plus grande envers les entités sous supervision, ce qui oblige aussi à considérer leurs moyens juridiques d'enquête ainsi que les prolongements à appliquer quand des entités supervisées peuvent échapper offshore à des contrôles équivalents. Tracfin et son système, qui sont au centre de la lutte anti-blanchiment, doivent être consolidés, c'est aussi à mes yeux une évidence. En découle une série de propositions et de recommandations formulées dans le rapport.

Par ailleurs, nous devons mettre à niveau les outils de l'administration fiscale mais également inviter cette dernière à concevoir son action dans un sens plus proactif. Ceci implique un surcroît de coordination, des orientations plus stratégiques et l'inclusion dans une communauté du renseignement fiscal et financier qui reste à structurer. Il faut bien entendu veiller à préserver et améliorer ses moyens, ce qui rend nécessaire notamment un effort de formation auquel notre collègue Nathalie Goulet est très justement attachée et pour lequel elle a formulé certains amendements.

La responsabilité de tous doit être mobilisée par l'action publique. Les facilitateurs de la fraude doivent être gênés et il convient de pouvoir engager leur responsabilité pénalement au besoin. Les services doivent envisager leurs relations avec la société civile dans le respect de leurs prérogatives et des principes auxquels chacun est attaché, dont celui du secret fiscal, mais avec plus d'ouverture. Plusieurs affaires ont montré la nécessité de progresser dans le champ des lanceurs d'alerte. Des dispositions sont prévues dans le texte sur la fraude. Il faut sans doute les compléter par des attitudes. Par ailleurs, les relations entre les contribuables et les services fiscaux doivent s'améliorer, et les progrès vers plus de transparence peuvent créer les conditions d'une relation plus confiante. Enfin, l'action contre la fraude doit être plus contrôlable. Il faut améliorer son irréprochabilité et pour cela adopter les réformes administratives qui s'imposent, mais aussi appliquer et renforcer les dispositions sur les conflits d'intérêts.

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