Je vous remercie de votre invitation. C'est toujours un moment démocratique important quand le parlement se saisit de son pouvoir d'investigation.
Concernant le journalisme d'opinion, je pense ce sont les faits qui font l'opinion. J'essaie d'être un artisan de l'information par les faits. C'est ce que je vais tenter en ces lieux, si tant est que cela puisse éclairer les travaux de la commission.
Depuis que le journal Mediapart a été lancé, nous avons mis au jour un certain nombre d'histoires, qui sont devenues des « affaires » puis des informations judiciaires. Je peux citer l'affaire Tapie, l'affaire Bettencourt, l'affaire Takieddine, l'affaire Karachi, ou encore l'affaire Cahuzac. Toutes ces affaires comportent un invariant : les paradis fiscaux.
Le paradis fiscal permet de contourner l'impôt avec une obsession qui relève de la jouissance. C'est aussi une boîte noire qui permet de cacher l'origine ou la destination de l'argent et toutes les pratiques financières illicites qui font que l'enrichissement de quelques-uns correspond à l'appauvrissement de tous. Nous parlons de l'argent que nous nous devons les uns les autres.
Il est parfois compliqué pour nous, une fois après avoir révélé les faits de façon plus ou moins spectaculaire, d'effectuer la pédagogie qui doit s'en suivre. Si les affaires que nous révélons se résument à des faits divers financiers, j'estime que nous perdons la bataille de l'information. Le travail des commissions d'enquêtes, des institutions est aussi de montrer en quoi tout cela a du sens.
J'aimerais citer un ouvrage publié en 2012 par les éditions André Versaille, s'intitulant Les paradis fiscaux. Il a été écrit par mon confrère américain Nicolas Shaxson, journaliste pour, entre autres, The Economist ou The Financial Times, journaux qui ne sont pas réputés pour être révolutionnaires. Nicolas Shaxson nous explique que les paradis fiscaux ne sont pas une économie à la marge, mais qu'ils sont au coeur de l'économie mondiale. Je me permets de lui emprunter une image : Imaginez-vous dans un supermarché où vous faites vos courses tous les jours. Derrière un cordon de velours rouge des personnes bien habillées règlent leurs achats à une caisse prioritaire. Sur votre ticket de caisse il y a une ligne « frais divers » avec en face une somme énorme destinée à financer les achats des personnes derrière le cordon rouge. « Désolé », vous dit le gérant du supermarché, « nous n'avons pas le choix. Si vous ne payez pas la moitié de leurs achats, ils iront faire leurs courses ailleurs. Veuillez régler s'il vous plaît ». C'est ce qui se passe concrètement si l'on applique le principe du paradis fiscal à la vie courante.
Je suis venu avec des éléments factuels qui, je crois, peuvent éclairer le sujet de votre commission. J'ai apporté des exemples issus de six affaires que j'ai eu à connaître dans le détail à travers mon travail à Mediapart. Je crois qu'ils peuvent répondre à la question que vous posez sur la complicité de certains organismes bancaires ou l'insuffisance des contrôles institutionnels face à ce type de pratiques.
Le premier exemple concerne l'affaire HSBC. Nous avons raconté comment un président de commission des finances, dont les pouvoirs d'investigation sont considérables, a été destinataire en août 2010 d'informations extrêmement précises sur les opérations illicites de la banque HSBC. Ce président de commission était Jérôme Cahuzac. Il n'a rien fait de ces informations. Il était concerné personnellement par la fraude fiscale. Il avait lui-même recours au service des banques pour pouvoir échapper à l'impôt et dissimuler des avoirs. Contrairement à ce qu'il a indiqué à une commission d'enquête à l'Assemblée Nationale, son frère était bien membre du comité exécutif de HSBC France au moment de ces faits. L'enquête judiciaire qui a été ouverte et confiée aux juges Van Ruymbeke et Bilger porte bien sur les relations entre HSBC France et HSBC Genève. Dans cette affaire on a pu voir également des problèmes permanents de liens incestueux pouvant exister entre certains pouvoirs d'enquête et le pouvoir exécutif. J'entendais mon confrère évoquer TRACFIN. C'est un outil formidable, qui marche sur la bonne volonté des établissements bancaires, mais TRACFIN ne judiciarise pas certains dossiers. Le lien existant avec le monde politique dans certaines affaires est problématique.
Ensuite, l'affaire Bettencourt, que certains ont pu considérer comme la rencontre de Dallas et de Balzac, concerne également les paradis fiscaux. Madame Bettencourt n'a jamais été contrôlée par le fisc. Ce sont les déclarations de la comptable Claire Thibout, restée quinze ans au service de Madame Bettencourt, qui ont été confirmées. Il a fallu cet accident rocambolesque d'un majordome enregistrant des conversations, pour que nous découvrions l'immensité de la fraude fiscale de la maison Bettencourt. Cela a amené à la découverte de douze comptes, rassemblant des centaines de millions d'euros. Un majordome a dû prendre le risque de placer un dictaphone pour enregistrer les conversations d'affaires de l'héritière de L'Oréal. Y avait-il un pacte tacite entre les pouvoirs politiques successifs pour ne pas enquêter sur Madame Bettencourt ? Toutes les grandes fortunes sont contrôlées environ tous les trois ans. Ce déficit pourrait être d'ordre politique ou culturel. Il se situe très au-delà d'une ligne de fracture droite-gauche.
L'affaire Cahuzac est un autre exemple. De nouveaux développements sont apparus grâce à l'enquête parlementaire de l'Assemblée Nationale. Nous nous sommes interrogés sur le degré de connaissance de l'Elysée. La note blanche de la DCRI a été transmise à la commission. Monsieur Cahuzac n'apparaissait pas dans ladite note, mais celle-ci révèle qu'en avril 2009, la DCRI savait tout des pratiques d'évasion fiscale de la banque UBS en Suisse et en France. Il ne s'est pourtant rien passé. C'est la publication du livre d'Antoine Peillon qui a abouti à la mise en examen des personnes morales UBS France et UBS Suisse. Il est extrêmement rare qu'une personne morale soit mise en examen dans les affaires de corruption ou de blanchiment.
Cela pose une question fondamentale, celle de l'article 40. Tout agent dépositaire de l'autorité publique est censé alerter le procureur de la République s'il est témoin de crimes ou délits. C'est une obligation assez subtile car le fait de ne pas la respecter n'entraîne pas de sanction.
Nous avons également entendu parler récemment de l'affaire Hermès LVMH. LVMH est secrètement monté au capital d'Hermès. Les dirigeants d'Hermès ont découvert du jour au lendemain que LVMH était un actionnaire très important de leur société. Tout s'est fait à partir des paradis fiscaux, via des sociétés liées à LVMH domiciliées au Panama. Les sommes sont considérables. La plus-value sur le papier, en titres, s'élève à plus d'un milliard d'euros. L'AMF a condamné LVMH à huit millions d'euros d'amende. Comment voulez-vous qu'il y ait une autorité réelle témoignant d'une volonté à la fois politique, sociale et culturelle de lutter contre ce type de pratiques quand l'amende maximale est de dix millions d'euros ? J'ai le sentiment que l'on s'attaque à des portes blindées avec un plumeau.
L'affaire Takieddine, très complexe, est un autre exemple. Je vous ai amené un document qui a fait l'objet d'un article sur Mediapart en juillet 2012, signé par Karl Laske et moi-même, intitulé « Libye, Sarkozy, argent noir. Les affaires de Takieddine avec la Barclay's ». M. Takieddine voulait contracter des emprunts bancaires auprès de la Barclay's. Cette dernière a fait une enquête de solvabilité et de profitabilité. La lecture de ce rapport montre que la Barclay's sait tout des montages offshore de M. Takieddine, et de ses techniques de blanchiment. Tout est décrit. Je cite : « Ses revenus actuels découlent d'un contrat qu'il a négocié pour la fourniture d'équipements de surveillance électronique aux fins de surveillance des e-mails et d'internet entre les gouvernements français et libyens ». Monsieur Takieddine a touché 4,2 millions d'euros de commissions via des structures offshore. Ce contrat de vente de matériel d'espionnage est aujourd'hui au coeur de plusieurs enquêtes judiciaires dont une pour complicité de crimes contre l'humanité. Ce matériel d'espionnage a en effet permis d'espionner les opposants de Monsieur Kadhafi, de les faire arrêter, de les torturer et parfois même de les tuer. « Comme on peut s'y attendre de la part d'un client de la nature de Ziad Takieddine, ses avoirs sont détenus par des structures offshore bien qu'il soit lui, et non un trust, le bénéficiaire direct de chacune. En raison de sa résidence fiscale, la structure de ses propriétés d'actifs est un peu complexe ». William Hartford, qui a écrit ceci, travaille aujourd'hui pour le vendeur d'armes Adnan Khashoggi. « Notre relation de prêt bancaire passera par la structure aux îles vierges britanniques qui détient la propriété de Londres de Monsieur Ziad Takieddine. Il est probable que le client possède des liquidités et des avoirs au-delà de ce qu'il a déclaré mais il est réticent à déclarer la totalité de ses actifs à une tierce partie à ce stade de la relation avec la banque. Sa résidence en France et le régime fiscal qui lui est associé font qu'il est prudent lorsqu'il discute de ses revenus et avoirs imposables ». C'est la preuve qu'une grande banque savait tout des motivations et des activités d'un homme qui est aujourd'hui sous écrous.
Ces exemples, certes partiels, démontrent par les faits, sans jugement moral, quelle est l'immensité du problème. J'ai eu la chance de rencontrer des magistrats, des enquêteurs, des agents secrets qui sont détenteurs d'informations d'intérêt public. Pour nous journalistes, plusieurs questions se posent. Le respect de la protection des sources n'est pas une mince affaire. La nouvelle loi comporte toujours une impasse importante : la protection des lanceurs d'alerte. Ceux-ci sont fondamentaux dans la connaissance de la vérité si l'on part du principe que dans une démocratie, la transparence doit être la règle.
Le défaut d'alerte est un autre problème, y compris pour les services enquêteurs. Les défaillances sont multiples, concernant l'utilisation de l'article 40 ou la judiciarisation des découvertes de la Cour des Comptes et des Chambres Régionales des Comptes. Le verrou de Bercy existe toujours. Nous sommes la seule démocratie où l'administration fiscale a les pleins pouvoirs sur la judiciarisation ou non d'un délit. L'opportunité de poursuite ne concerne que le blanchiment de fraude fiscale. Comment, dès lors, peut-il y avoir une pédagogie politique vis-à-vis de ces affaires si l'on ne considère pas que la fraude fiscale est une attaque contre la société ? Cela ne peut pas se résumer à des questions de négociations.
Que se passe-t-il lorsque des personnalités coupables de fraude fiscale sont ensuite réélues ? Ce panorama nous montre un paysage dévasté de la culture démocratique vis-à-vis de ces questions, qui sont au coeur de la vie quotidienne. Il est difficile de mobiliser l'opinion publique. Il est donc important de considérer cela au-delà des questions partisanes. C'est pourquoi Mediapart s'emploie le plus sincèrement possible à produire des informations d'intérêt public, susceptibles de nourrir cette prise de conscience.