Je concentrerai mon propos sur les suites données par les textes qui sont ou viendront en discussion devant le Parlement au rapport de la commission de prévention des conflits d'intérêts dans la vie publique que j'ai eu l'honneur de présider en 2010 et qui a remis au Président de la République un rapport intitulé Pour une nouvelle déontologie de la vie publique. En effet, les propositions contenues dans ce rapport, remis le 26 janvier 2011 au Président de la République, ont été en grande partie reprises : d'une part dans le projet de loi ordinaire et le projet de loi organique relatif à la transparence de la vie publique ; d'autre part dans l'avant-projet de loi relatif à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires qui sera présenté au conseil des ministres à la mi-juillet.
Une première série de nos recommandations s'articulait autour de la définition des principes et des valeurs. La proposition de donner une définition opérationnelle des conflits d'intérêts a été suivie d'effets. L'article 2 du projet de loi relatif à la transparence de la vie publique prend en compte les situations d'interférence entre deux intérêts publics et non plus seulement entre un intérêt public et un intérêt privé. Notre définition précisait également qu'il peut y avoir conflit quand un doute sérieux résulte des apparences. L'avant-projet de loi relatif à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires retient une définition analogue.
Notre deuxième proposition, visant à inscrire dans une loi relative à la déontologie des acteurs publics les principes fondamentaux en matière de prévention des conflits d'intérêts, figure à l'article 1er du projet de loi sur la transparence, pendant devant le Sénat, et dans l'avant-projet de loi relatif à la déontologie des fonctionnaires. Celui-ci fait également référence aux principes d'impartialité, de probité et de dignité qui s'imposent aux agents publics. Il rappelle aussi les exigences de neutralité, d'égalité de traitement des personnes et de laïcité, consacrés de longue date par la jurisprudence administrative. L'article 1er du projet de loi sur la transparence précise aussi que les membres du Gouvernement, les élus locaux et les parlementaires exercent leurs fonctions publiques avec dignité, probité et impartialité.
Troisième proposition : mettre en oeuvre des chartes et codes de déontologie. Quoiqu'ils ne procèdent pas d'une obligation législative, ces documents se sont multipliés depuis 2010. C'est une évolution heureuse.
Le deuxième axe était d'instaurer des mécanismes de prévention des conflits d'intérêts. Notre quatrième proposition incitait à généraliser l'obligation d'abstention ou de déport dans le traitement d'un dossier dans lequel les intérêts privés de l'acteur public seraient de nature à compromettre ou paraître compromettre son indépendance, son impartialité ou son objectivité. L'article 2 du projet de loi sur la transparence en précise le mode opératoire : déport des membres du Gouvernement, règles de suppléance des membres des collèges des autorités indépendantes ; intervention du bénéficiaire d'une délégation de pouvoir en lieu et place de l'autorité exécutive locale... L'avant-projet de loi sur la déontologie des fonctionnaires fait de même pour les agents publics et modifie à cette fin l'article 25 du statut général des fonctionnaires.
Cinquième proposition : instaurer un dispositif de déclaration d'intérêts pour les titulaires de responsabilités particulières. Les textes en cours d'examen rendent obligatoires ces déclarations et leur actualisation si un changement significatif intervient dans la situation des assujettis. Ils sanctionnent les manquements à ces obligations. Ils détaillent les rubriques de ces déclarations d'intérêts en s'inspirant largement du modèle annexé au rapport de la commission pour la prévention des conflits d'intérêts dans la vie publique. Nous avions proposé un délai de déclaration rétrospective des intérêts professionnels de trois ans : il a été porté à cinq ans par l'Assemblée nationale. L'avant-projet de loi sur la déontologie des fonctionnaires soumet à la même obligation les agents publics dont le niveau hiérarchique ou la fonction le justifie. Nous proposions en 2010, dans la liste des agents publics astreints à remplir une déclaration d'intérêts, d'inclure les directeurs d'administration centrale et les titulaires des autres emplois à la décision du Gouvernement, les titulaires des emplois les plus importants de la fonction publique territoriale, les directeurs généraux des CHU et des centres hospitaliers dotés d'un emploi fonctionnel, les directeurs de cabinet des membres du Gouvernement, les membres des collèges des autorités indépendantes compétentes en matière économique et, en tant que de besoin, d'autres agents publics sur décision du ministre. Le projet de loi sur la transparence de vie publique reprend ces catégories. Il y ajoute tous les membres des cabinets ministériels.
Sixième proposition : confier à un tiers la gestion de certains intérêts financiers des plus hauts responsables publics, sans droit de regard. L'article 7 du projet de loi sur la transparence le prévoit pour les membres du Gouvernement et les présidents et membres d'autorités publiques ou administratives indépendantes compétentes en matière économique ; l'avant-projet de loi sur la déontologie des fonctionnaires, pour les agents publics dont les fonctions, par leur nature et leur niveau, les exposent à des risques particuliers.
Troisième ensemble de recommandations : adapter et étendre les régimes prohibitifs. Nous proposions ainsi de rendre la fonction de membre du gouvernement incompatible avec un mandat exécutif local et avec des fonctions de direction ou d'administration au sein de syndicats ou d'associations, notamment des partis politiques. Le projet de loi constitutionnelle relatif aux incompatibilités applicables à l'exercice de fonctions gouvernementales et à la composition du Conseil constitutionnel, déposé le 14 mars 2013 sur le bureau de l'Assemblée nationale, interdit ainsi aux membres du Gouvernement d'exercer des fonctions exécutives au sein des collectivités territoriales et de leurs établissements publics de coopération, mais reste muet sur la compatibilité des fonctions de membre du Gouvernement avec des fonctions dirigeantes au sein d'associations.
Huitième proposition : étendre la réglementation du cumul d'activité aux collaborateurs de cabinets et aux emplois supérieurs à la décision du gouvernement. L'avant-projet de loi sur la déontologie des fonctionnaires y pourvoit pour les membres des cabinets ministériels et des autorités territoriales ainsi que pour les collaborateurs du Président de la République, et il étend la compétence de la commission de déontologie de la fonction publique en la matière.
D'autres propositions, plus techniques, n'ont pas encore trouvé d'écho dans les textes en cours de discussion. C'est le cas de la proposition n° 9, qui visait à harmoniser le régime d'incompatibilité des membres des autorités administratives ou publiques indépendantes, ainsi que de la proposition n° 10 relative à l'incompatibilité entre des fonctions dirigeantes dans des entreprises publiques et dans des entreprises privées.
Le quatrième ensemble de recommandations visait à adapter les régimes répressifs, notamment en rendant plus cohérents les dispositifs répressif et préventif. Le champ d'application de l'article 432-12 du code pénal est aujourd'hui plus large que celui des dispositions préventives existantes, dont celles du statut général des fonctionnaires : à l'évidence, c'est une malfaçon. L'Assemblée nationale avait souhaité amender le projet de loi sur la transparence pour que seule la prise d'intérêts de nature à compromettre l'exercice indépendant, impartial et objectif d'une fonction soit constitutive de la prise illégale d'intérêts, mais le Gouvernement a obtenu le maintien de la définition actuelle de cette infraction.
La treizième proposition consistait, d'une part, à inclure les membres du Gouvernement dans le champ de l'article 432-13 définissant la prise illégale d'intérêt, d'autre part à substituer à la simple consultation de la commission de déontologie des fonctionnaires un régime préventif d'autorisation délivrée par une autorité indépendante, dont la méconnaissance serait passible des peines prévues par cet article du code pénal. L'article 20 du projet de loi sur la transparence de la vie publique, adopté par l'Assemblée nationale le 25 juin dernier, étend aux membres du Gouvernement le champ d'application de l'article 432-12, qui ne s'applique qu'aux fonctionnaires qui « pantouflent », mais il maintient l'avis simple, favorable ou défavorable, de la commission de déontologie en cas de départ d'un agent public vers le secteur privé ou le secteur public concurrentiel.
D'autres propositions avaient pour ambition de renforcer les règles et procédures garantissant la déontologie des responsables et agents publics. Ainsi de l'interdiction des cadeaux autres que les cadeaux mineurs, et de l'obligation de remettre à la collectivité ceux dont la valeur dépasse 150 euros. Des règles ou chartes de déontologie ont depuis lors été édictées sur ces questions dans de nombreuses institutions publiques. Le projet de loi sur la transparence de la vie publique, tel qu'amendé par les députés, prévoit que figurent dans les déclarations d'intérêts les cadeaux ou avantages reçus susceptibles d'influencer le processus décisionnel. Les textes déontologiques applicables aux juridictions administratives ou aux membres du Gouvernement contiennent aussi déjà des dispositions analogues : nous ne sommes plus sur cette question dans un État de non droit.
La quinzième proposition consistait à introduire dans les codes et chartes de déontologie des recommandations de bonnes pratiques à l'adresse des responsables publics dans leurs relations avec les représentants d'intérêts, à savoir les lobbies. Sa mise en oeuvre ne devait pas relever, dans l'esprit de la commission que j'ai présidée, de la compétence du législateur, et les Bureaux des deux assemblées parlementaires ont d'ailleurs adopté de telles dispositions à partir de 2010. L'article 13 du projet de loi sur la transparence prévoit que la Haute autorité de la transparence de la vie publique définit les lignes directrices en la matière, ainsi que sur la pratique des libéralités et avantages donnés et reçus dans l'exercice des fonctions et mandats dont le texte dresse la liste.
Trois autres propositions visaient à encourager les administrations à tenir un registre des représentants d'intérêts, ce que prévoient désormais les instructions générales des assemblées parlementaires ; à édicter des chartes du parrainage, sujet qui ne fait pas encore l'objet d'initiatives transversales ; et à renforcer le contrôle du patrimoine des membres du Gouvernement et des dirigeants des entreprises publiques dans le cadre des activités de l'actuelle Commission pour la transparence financière de la vie publique que je préside en tant que vice-président du Conseil d'Etat. Cette dernière recommandation a été reprise et amplifiée par le projet de loi sur la transparence de la vie publique et elle sera transposée aux fonctionnaires et aux juges administratifs et financiers dans le projet de loi sur la déontologie des fonctionnaires. Les moyens d'investigation de la CTFVP, future Haute autorité de la transparence de la vie publique, qui sont aujourd'hui quasi-inexistants, vont être sensiblement accrus. S'y ajoute une obligation de publicité partielle des patrimoines, au travers de registres tenus par les préfectures.
Dix-neuvième proposition : mettre en place des mécanismes d'alerte permettant à tout agent public de signaler tout risque d'infraction pénale en relation avec les fonctions qu'il occupe. Cette proposition n'a été reprise que de façon limitée dans le projet de loi sur la transparence, puisque celui-ci limite le statut et la protection du déclencheur d'alerte à la seule prévention des conflits d'intérêts.