Je n'en dirai pas plus...
Les règles qui nous régissent et qui nous différencient sont celles du code civil. Ce sont les règles qui nous disent que n'est comptabilisable que ce qui est sûr. Ce qui n'est pas sûr est très intéressant -et nous sommes d'ailleurs favorables à ce qu'on en informe tout le monde, mais donner de l'information, ce n'est pas la même chose que de produire un résultat ! Or, aujourd'hui, tout le monde demande à la comptabilité un résultat. En bourse, c'est le seul chiffre qui intéresse. Immédiatement. Après en avoir pris connaissance, tous les partenaires de l'entreprise -spéculateurs, investisseurs de tout genre- prennent leurs décisions, jusqu'à l'entreprise elle-même, en fonction de ce chiffre sacré, clé, essentiel, fondamental, qu'est le résultat !
Pour nous, le résultat, c'est la différence entre deux flux, ce que l'on dépense et ce que l'on gagne. C'est simple et sûr. Selon la comptabilité internationale, le résultat réside dans la différence entre deux bilans, dans lesquels peuvent se trouver des choses non réalisées. On n'est plus dans un monde où les chiffres sont sûrs, mais dans un monde où ils doivent tout dire. Or, en disant tout, ils disent également des choses fausses. Ce qui n'est pas vrai, c'est ce qui porte sur l'avenir, la seule chose que l'on sache de l'avenir étant qu'on n'en sait rien ! Si on comptabilise l'avenir, on comptabilise des hypothèses. Plus il y a d'hypothèses, moins ce que l'on dit est crédible, et tous ceux qui doivent prendre des décisions sur cette base risquent de se tromper !
Cette différence entre le réalisé et le non réalisé est un sujet très important. J'ai mis un certain temps avant de trouver que c'est ce qui nous sépare vraiment. Nos amis affirment que ce qui n'est pas réalisé est très important -engagements, créances, etc. Ils n'ont pas tout à fait tort de vouloir tout dire, mais dire est une chose, le comptabiliser comme un résultat en est une autre. Il faut, selon nous, comptabiliser que ce qui est effectivement dénoué. C'est le code civil qui le dit. On fait bien la distinction entre ce qui est sûr et ce qui est potentiel.
On en a vu les conséquences directes lors de la crise. Avant la crise, la mesure dans les comptes des banques d'un certain nombre de produits qui n'avaient pas de valeur de marché, en dehors d'hypothèses sur le futur, était une valorisation théorique, elle-même liée à des mouvements de marché obligatoirement changeants. Les comptes bougent donc comme les marchés financiers, et vice-versa. Du fait de cet effet de miroir, plus personne ne voit la différence entre la véritable performance d'une banque et la valeur exacte de ses produits. Les valeurs de référence sont des valeurs de marché. Le marché évolue d'une façon qui est répercutée dans les comptes. Ceux-ci n'ont plus de spécificité, ne veulent plus rien dire.
Lorsqu'on arrive dans le mur, le choc est d'autant plus fort que toutes les valeurs chutent d'un coup, l'ensemble de l'édifice reposant sur des hypothèses qui se sont avérées fausses.
C'est ce que le G 20 a appelé la procyclicité, c'est-à-dire la tendance des comptes à renforcer la cyclicité naturelle du marché, elle-même bien plus élevée que les cycles économiques véritables, fondamentaux, de l'économie.
Où en sommes-nous ? S'agissant des grands principes fondamentaux de définition et de mesure des instruments financiers, les propositions de l'IASB, qui sont sur la table depuis 2009, n'ont toujours pas été adoptées par l'Union européenne, n'étant pas totalement satisfaisantes. Elles n'apportent en effet pas véritablement de réponses aux questions que je viens de soulever, notamment en matière de procyclicité.
La recherche de solutions se complique d'un autre phénomène. Le G 20 a souhaité que nous cherchions à l'ensemble des problèmes et des sous-problèmes techniques des solutions qui conviennent à tous, et en particulier à l'IASB. Il a également voulu que le Financial accounting standards board (FASB) -mon homologue américain- adopte les mêmes règles, ce qui est plein de bon sens, toutes les problématiques auxquelles nous avons eu affaire ayant eu pour origine les règles appliquées en premier lieu par les grandes banques d'investissement anglaises et américaines.
Les choses sont cependant complexes, et on est face à tout un éventail de situations. Il existe des cas dans lesquels on n'arrive pas à se mettre d'accord. Une des questions les plus connues réside dans le fait de savoir si l'on inscrit au bilan en brut ou en net les positions en termes de produits dérivés. Cela n'a pas le même effet. En brut, les montants sont considérables des deux côtés du bilan ; en net, on affiche un chiffre bien plus limité.
Je crois que Christian Noyer vous a parlé de la mesure de l'effet de levier dans les banques, qui n'est pas la même suivant que l'on adopte l'un ou l'autre des standards comptables. C'est de cela qu'il voulait parler...
Faut-il accepter de ne pas être d'accord avec ce type d'effet fâcheux, qui fait que l'on ne sait plus très bien mesurer la situation respective des banques de part et d'autre de l'océan, ou au contraire vouloir à tout prix se mettre d'accord, quitte à ne pas y arriver ? C'est le cas à propos d'un autre sujet fondamental, qui consiste à demander aux banques d'augmenter le montant de leurs provisions en haut de cycle, lorsque tout va bien, afin de pouvoir faire face, en bas de cycle, à des situations dans lesquelles elles ne doivent pas pouvoir dire qu'elles n'ont pas suffisamment de capital pour prêter à l'économie.
C'est ce que les banquiers et la plupart des acteurs français réclament depuis très longtemps. C'est une disposition de bon sens. Reste à savoir comment la calculer. L'IASB et le FASB n'y parviennent pas. Cela fait des années que cela dure. On rencontre là des enjeux de compétitivité considérables, analogues à ceux que j'ai cités à propos de la question du net ou du brut des produits dérivés.
Il existe un autre cas de figure, dans lequel on se met d'accord sur une solution médiocre. Nous avons vécu cela avec les seules normes émanant de l'IASB adoptées depuis la crise par l'Union européenne ; ces normes portent sur la façon de comptabiliser et de consolider les véhicules spéciaux (SPV) utilisés par les banques, particulièrement aux Etats-Unis, pour y loger un certain nombre d'opérations qui échappaient à la vigilance et aux règles propres au secteur bancaire.
Les Américains ont beaucoup amélioré leurs règles, mais à un niveau et suivant des modalités qui ne sont pas exactement celles de l'IASB. Celui-ci pensons-nous, a quelque peu abaissé sa garde. Les règles internationales, qui étaient relativement robustes et avaient permis que nous ne nous trouvions pas dans la même situation de ce côté-ci de l'océan en termes d'entités spécialisées déconsolidées, ont été légèrement relâchées pour aller à la rencontre des Américains. La France s'est d'ailleurs abstenue, à Bruxelles, lors du vote de cette norme.
Nous sommes donc face à la nécessité de gérer une problématique mondiale. Nous essayons de le faire le mieux possible. Cela signifie que nous devons livrer un débat conceptuel afin de déterminer les meilleures règles de représentation de l'entreprise, face à un univers américain qui ne dispose pas du code civil, mais d'un texte fondamental, pierre de touche de leur système comptable, appelé cadre conceptuel. Selon moi, le code civil est bien plus simple. Ce cadre conceptuel, qui n'est d'ailleurs voté par personne, permet aux Américains de se fixer leurs propres métarègles, à partir desquelles ils établissent leurs règles comptables.
Nous avons demandé ce débat dès 2008. Il vient de s'ouvrir. Nous avons produit une première contribution et avons eu un véritable échange pour tenter de revenir à des principes fondamentaux, dont le plus emblématique, même s'il se traduit de façon complexe en termes de technique comptable, demeure le principe de prudence. A Londres même, ce souhait rencontre un très fort écho, car il y existe une prise de conscience de l'ensemble des enjeux.
Il faut aussi négocier norme par norme. C'est ce que nous faisons. Par ailleurs, dans la grande problématique de la convergence entre normes internationales et américaines, il faut sélectionner ses priorités et choisir où se placer. Enfin, il faut aussi faire en sorte -et nous nous y employons- que les institutions internationales et européennes, qui décident de ces questions comptables, soient renforcées. Le commissaire Barnier vient de confier une mission à M. Maystadt, ancien ministre des finances belge, afin de renforcer la gouvernance européenne en matière de prises de position à l'égard des normes internationales. Il faut décider si on les incorpore dans le droit européen, notamment à l'aune des principes fondamentaux, dont celui de prudence.