J'ai mis l'accent sur les questions strictement comptables, mais je suis à votre disposition pour faire le lien avec toutes les autres dimensions de la crise financière. Tout est lié. Le commissaire Barnier a produit un Livre vert sur la question de l'investissement à long terme. Nous y avons répondu, en essayant d'expliquer qu'un des effets de ces normes comptables était de mesurer le monde à court terme. Il y a donc une contradiction nécessaire entre une approche de ce genre et ce que nous recherchons pour la croissance. Il ne faut pas le taire ; cela ira beaucoup mieux une fois qu'on l'aura dit, et l'on pourra en tirer un certain nombre de conséquences, dans l'esprit même de tout ce qui a été fait pour trouver des solutions à la crise financière...
Le second point que je voulais aborder est celui du rôle que joue la comptabilité à l'égard des autres angles suivant lesquels on regarde l'entreprise et les banques.
A l'origine était une harmonie très forte entre la comptabilité, socle de toute mesure de l'activité des entreprises, et les autres branches du droit qui, progressivement, s'y sont ajoutées. La fiscalité s'appuie sur la comptabilité, et rien n'est plus satisfaisant pour la fiscalité que de pouvoir être sûre des chiffres qu'on lui donne. Pouvoir s'affranchir du travail qui consiste à compter les stocks, inventorier les dépenses et les recettes et étudier les principales caractéristiques de l'entreprise représente un enjeu considérable pour les fiscalistes.
Au fur à mesure, d'autres branches sont venues se greffer à celles-ci ; les plus parlantes, en matière bancaire, sont les règles prudentielles. Pouvoir travailler sur les comptes constitue une sécurité fantastique, et un gain de temps évident. Toutefois, cette connexion se détend, et je ne puis dire que ce soit réversible, ni même injustifié.
Toutes choses égales par ailleurs, les objectifs propres à la fiscalité et à la comptabilité prudentielle se sont développés avec leur autonomie. Ainsi, ce qui intéresse le comptable, c'est de dire de manière sûre combien l'entreprise a gagné cette année et quelle est sa situation nette. C'est déjà très difficile... Ce n'est pas le problème de la fiscalité qui, sur la base des impôts définis par le Parlement, saisit la matière fiscale, et utilise toutes les informations qu'elle trouve dans les comptes, dans un but tout à fait différent : générer des recettes fiscales.
Ce qui a précipité les choses, c'est le fait que nous ne travaillons plus que dans un univers international. Or, nous sommes pratiquement les seuls à avoir gardé cette connexion, à ce degré et aussi longtemps. Dans beaucoup d'autres pays pourtant de même tradition juridique, les choses ne sont pas allées aussi loin. Or, il y a dans cette connexion toute une organisation administrative, un rapport entre administration fiscale et entreprises. Il ne s'agit pas simplement de droit, mais de la réalité.
La plupart des pays n'ont donc plus grand-chose qui ressemble à notre système. Par ailleurs, au fur et à mesure que l'on développe des normes internationales, elles constituent des couches entières de textes qui viennent s'insérer dans notre droit. Or, elles n'ont jamais été conçues pour offrir une quelconque continuité avec les autres branches de notre droit, suivant nos conceptions.
J'ai déjà expliqué que les normes comptables internationales étaient différentes de celles qu'on avait auparavant ; elles ont en partie coloré la langue comptable française. Du coup, on a commencé à assister à une difficulté d'emboîtement avec les autres branches du droit.
Il en va de même des normes prudentielles ; au fur et à mesure que les normes comptables internationales venaient ajouter de l'imprudence, les normes prudentielles étaient obligées de rajouter leur propre prudence, mais dans un langage qui est le leur. Vous voyez donc à quel point les systèmes s'emboîtent mal.
S'ajoutent à cela d'autres étages, purement réglementaires. Par exemple, les normes figurant dans la loi bancaire concernant les activités localisées dans certains centres ne constituent pas un véritable sujet comptable. Ce n'est pas non plus un sujet prudentiel, mais un sujet réglementaire propre, très spécifique. Il vient s'ajouter aux autres couches...
Autre exemple : la publication d'informations utiles sur les bonus constituent un élément très important, mais qui ne changent rien au résultat de la banque ou à son patrimoine. Ce ne sont pas non plus des éléments prudentiels. Ils sont donc traités à part. Ils ont par ailleurs une dimension comptable, parce que les bonus versés sont généralement indexés sur des résultats futurs, que ne reconnaissent que les normes comptables internationales ou les normes américaines...
Demain, le domaine de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) aura été intégré à ces éléments. Aujourd'hui, beaucoup de gens pensent que les entreprises doivent fournir tout un tas d'autres chiffres, qui ne vont pas du tout s'emboîter avec les autres.
Il existe donc des dynamiques propres à chaque angle de représentation de l'entreprise ou de la banque, qui ont de bonnes raisons de se développer dans un univers international, parce qu'ils ont des logiques propres, avec des instruments, des institutions, dans des branches du droit différents. Tout se désarticule quelque peu, bien que nous essayions de faire tout ce que l'on peut pour garder le plus de cohérence possible, sans toutefois avoir l'ambition de revenir à une économie simple, où n'existeraient que la comptabilité et la fiscalité, avec des entreprises ne travaillant qu'à l'intérieur de l'hexagone. Il s'agit probablement là d'une époque révolue. Comment vivre avec cette fragmentation que l'on observe dans tous les domaines ? C'est véritablement un enjeu auquel nous faisons face...
Pour conclure, il faut s'assurer que la comptabilité continue de rendre compte de ce qui a eu lieu. Ce n'est pas une chose facile. Nous avons aujourd'hui des débats interminables avec l'IASB sur la manière de comptabiliser les impôts payés, une taxe construite en droit français n'étant pas forcément comprise par les producteurs de normes internationales. La conservation d'un minimum de cohérence est donc un exercice complexe. C'est là le message que je voulais vous livrer.