Intervention de Jean-Michel Hubert

Mission commune d'information sur la gouvernance mondiale de l'Internet — Réunion du 18 février 2014 : 1ère réunion
Audition de M. Jean-Michel Hubert ancien président de l'autorité de régulation des télécommunications ancien président délégué du comité stratégique pour le numérique

Jean-Michel Hubert :

N'étant plus directement en fonctions, je témoignerai de la situation d'il y a quelques années, mais sur des défis et des questions qui n'ont pas perdu grand-chose de leur actualité. J'ai effectivement suivi de près les négociations internationales sur l'Internet puisque de 2003 à 2006, j'ai dirigé la délégation française au SMSI, puis, en 2011, j'ai été le « sherpa » numérique pour la France alors que notre pays présidait le G8 et avait obtenu, non sans difficulté, d'y inscrire Internet à l'ordre du jour.

Je commencerai par citer un extrait de l'Agenda de Tunis adopté au SMSI qui s'est réuni à Tunis en novembre 2005 - une déclaration obtenue après quatre années de négociation que je qualifierai de difficile :

« Nous reconnaissons que tous les gouvernements devraient avoir égalité de rôle et de même responsabilité dans la gouvernance internationale de l'Internet ainsi que dans le maintien de la stabilité, de la sécurité et de la continuité de ce réseau. Nous reconnaissons également la nécessité pour les gouvernements d'élaborer des politiques publiques en consultation avec toutes les parties prenantes. (...) Nous reconnaissons en outre la nécessité à l'avenir de renforcer la coopération afin de permettre aux gouvernements de s'acquitter, sur un pied d'égalité, de leurs rôles et responsabilités en ce qui concerne les questions de politiques publiques internationales concernant l'Internet, mais pas les questions techniques et opérationnelles courantes qui n'ont pas d'incidence sur les questions de politiques publiques internationales. (...) Faisant appel aux organisations internationales compétentes, une telle coopération devrait comprendre l'élaboration de principes applicables à l'échelle mondiale aux questions de politiques publiques ainsi que la coordination et la gestion des ressources fondamentales de l'Internet. À cet égard, nous exhortons les organisations chargées des tâches essentielles liées à l'Internet à favoriser la création d'un environnement qui facilite l'élaboration de ces principes. »

Ces paragraphes attestent de ce que les questions qui nous occupent aujourd'hui étaient déjà très clairement explicitées en 2005. J'ajoute que la dernière réunion préparatoire au Sommet de Tunis, qui s'était tenue à Genève, avait vu le Royaume-Uni, qui assurait alors la présidence de l'Union européenne, proposer le schéma d'un nouveau modèle de coopération pour la gestion d'Internet, qui incluait des principes de politiques publiques applicables à l'échelle mondiale - et qui remettait en cause le lien privilégié entre l'ICANN et le gouvernement américain. Or cette proposition européenne, bien reçue par les États asiatiques et sud-Américains, avait été repoussée sans discussion possible par les États-Unis, ce qui explique qu'il n'en n'ait pas été fait mention dans la déclaration finale de novembre 2005. Cette proposition me semble pourtant constituer la base d'une position commune européenne - à tout le moins a-t-elle gardé toute son actualité.

En 2011, la déclaration du G8 sur Internet énumère très bien les enjeux attachés au développement d'Internet, « moyen unique d'information et d'éducation » pour les citoyens, « outil essentiel et irremplaçable du développement de l'activité » des entreprises, « levier majeur pour l'économie mondiale, la croissance et l'innovation » - ainsi que les enjeux liés à la protection des données, à la sécurité, au droit d'auteur ou encore à la gouvernance. Le G8 apporte son appui au modèle multi-acteurs de gouvernance, tout en appelant les États à coopérer davantage, à maintenir la transparence pour développer les usages et les technologies liées au réseau - tout ceci est d'actualité.

Fin 2012 à Dubaï, lors de la Conférence mondiale des télécommunications internationales, une proposition visant à confier plus de pouvoir à l'Union internationale des télécommunications (UIT) était à son tour rejetée, cette fois par les États-Unis et la quasi-totalité des pays européens, dont la France - le clivage opposait alors des pays qui, comme la Russie et la Chine, voulaient placer les agences de l'ONU en position d'autorité, et les pays occidentaux, qui voulaient garder la main.

Depuis 2005, l'explosion des usages mobiles d'Internet et bientôt du cloud, démultiplie la puissance du réseau tout en séparant les lieux de traitement et de stockage des données - révélant de nouveaux enjeux en termes de sécurité et de protection des données notamment qui entrent en confrontation avec les principes fondateurs mêmes d'Internet. Dès lors, cette question nous est posée : y a-t-il des valeurs partagées par tous les États, susceptibles de constituer un socle commun pour la gouvernance d'Internet ?

En fait, Internet est devenu si central pour les États - leur économie, leur capacité d'accès au renseignement, leur sécurité - que le partage de la gouvernance est devenu particulièrement difficile : les États-Unis veulent rester maîtres de la stratégie et de la technologie d'Internet. En mai 2011, deux semaines avant le G8, le président Obama a rendu publique la stratégie américaine pour le numérique, dans laquelle les États-Unis invitent très explicitement le reste du monde à rejoindre leur modèle de développement - en contrepartie de quoi ils mettent à disposition la technologie américaine.

Je veux témoigner encore d'une chose : au cours des dix années que j'ai passées à négocier avec les Américains, j'ai toujours vérifié que la discussion s'arrêtait dès qu'ils considéraient que leur sécurité était menacée - non seulement par des actes, mais aussi pour tout ce qui touche au diagnostic, que les Américains ne veulent partager avec personne.

Quelques mots sur l'Europe. On a constaté un progressif intérêt pour une régulation d'Internet : c'est l'Agenda numérique européen, adopté en 2010 et toujours en vigueur. Dans mon rapport au Premier ministre « Perspectives pour une Europe numérique », en 2010, j'avais déploré que la vision européenne se soit focalisée sur le développement du marché intérieur - délaissant le rayonnement et les exportations de notre continent, deux dimensions qu'il faudrait au contraire privilégier.

J'ai encore participé au comité gouvernemental consultatif de l'ICANN, qui se réunit lors des sessions de l'ICANN pour permettre l'expression des positions des États respectifs. S'il est parfaitement légitime que les États s'organisent ainsi dans des structures ad hoc, je crois que l'importance du numérique justifie qu'ils se rassemblent par affinités au-delà du champ de l'ICANN elle-même où, en outre, il faudrait que leur voix ne soit pas que consultative.

Comment aller plus avant dans l'affirmation des principes communs aux États qui veulent une gestion multipartenaire et un développement d'Internet ? Je crois que sur les questions essentielles que sont la sécurité - des États, des réseaux -, la protection des données, des principes comme le droit à l'oubli ou le silence des puces, l'Union européenne et les États-Unis doivent expliciter leurs options, dialoguer davantage pour parvenir à des règles communes.

Vous évoquez, Monsieur le président, la perspective d'un réseau européen - dont la Chancelière allemande et le président de la République pourraient s'entretenir très prochainement. Je n'ai aucune information particulière sur ce point, mais je sais que la sécurité a toujours été la première préoccupation des Allemands s'agissant d'Internet. Faut-il un réseau européen ? Une telle évolution mettrait en cause le principe d'un réseau mondial, accessible par tous depuis n'importe quel point du globe - un principe que nous craignions voir remis en cause par un « Internet chinois », un « Internet russe » ou encore un « Internet arabe ». Ce serait donc une évolution majeure, qui ne saurait être sans conséquences.

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