Intervention de Laurence Noëlle

Commission spéciale sur la lutte contre le système prostitutionnel — Réunion du 9 avril 2014 : 1ère réunion
Audition de mmes laurence nöelle et rosen hicher sorties de la prostitution

Laurence Noëlle :

Nous vivons un grand moment aujourd'hui. Parce que vous êtes à l'écoute d'une parole que la société réprouve depuis deux mille ans. Parce que vous vous faites les « oreilles écoutantes » de celles que la société ne veut pas entendre et qui, le plus souvent, ne veulent pas parler parce qu'elles portent des secrets trop lourds, trop honteux. Je parlerai au nom de toutes ces femmes, de ces personnes prostituées que la société tient en mépris. Je me suis prostituée très jeune et m'en suis sortie rapidement, dès l'âge de 18 ans, il y a bientôt 30 ans. Je m'en suis sortie, mais pendant des années, c'était mon secret le plus lourd. Pendant toutes ces années où je me suis reconstruite, j'ai répondu à cette injonction de me taire : imaginez-vous que dans un entretien d'embauche, pour justifier des années sans emploi, vous déclariez vous être prostituée ? Qui penserait obtenir un emploi quelconque en disant qu'il s'est prostitué ? Je suis aujourd'hui formatrice en ressources humaines. J'ai donné du sens à ma vie en travaillant pour la protection judiciaire de la jeunesse et le service pénitentiaire d'insertion et de probation. Au départ, mon employeur ne connaissait pas cet épisode de ma vie. Quand on l'a su autour de moi, j'ai eu la chance, au Ministère de la justice, de trouver d'autres « oreilles écoutantes », d'autres personnes bienveillantes qui ont compris combien il était difficile de sortir la parole de la honte, et qui m'ont entendue.

On ne naît pas prostituée, c'est un ensemble de facteurs qui vous mettent sur le trottoir : je le sais par expérience. Enfant, j'ai subi des violences, des abus sexuels, ma mère m'a rejetée, j'ai manqué d'amour - de tant d'amour, que j'en suis venue à me voir comme un objet sale, puant, dérangeant. Je me répétais : « Maman ne m'aime pas » et je ne m'aimais pas moi-même. Je vivais dans une salle de bains, une pièce de la taille d'une cellule de prison - il n'y a pas de hasard, j'interviens aujourd'hui en service pénitentiaire d'insertion et de probation. J'ai passé mon enfance dans la peau d'une petite fille qui ne voulait pas déranger et qui avait honte d'exister. Adolescente, j'ai fugué et je suis rapidement tombée sur un réseau de proxénètes. J'étais isolée, à la rue, ils m'offraient de la protection et l'illusion de l'amour : le piège s'est vite resserré. A commencé alors une nouvelle vie : j'avais de faux papiers - j'étais mineure -, j'enchaînais les clients, trente par nuit, une vie intenable. On ne sait pas à quel point tout cela est intenable, parce qu'on ne raconte pas ce qui se passe vraiment avec les clients. Cela est tellement vulgaire, vous n'y tiendriez pas ! Alors j'ai bu, je me suis droguée pour tenir - un de mes clients me payait d'ailleurs en drogue. Je suis allée très loin dans la voie de l'auto-destruction - même si j'en ai des souvenirs impérissables. J'étais devenue une loque humaine. Qu'est-ce qui m'a fait m'en sortir ? J'avais acheté un chien pour me protéger, un doberman, et un jour, alors que j'avais contracté une maladie vénérienne, on m'a menacée de me prendre mon chien, qui était le seul être pour qui j'éprouvais et dont je recevais de l'amour : tout mon être a refusé et j'ai eu la chance, alors, de croiser deux bénévoles du Mouvement du Nid, qui m'ont accompagnée et montré qu'il était possible de s'en sortir. Je vous le dis aujourd'hui : sans cette association, je serais morte. Et pour me protéger des réseaux, qui me menaçaient, j'ai dû fuir mon propre pays.

Rien n'a changé depuis : toutes les femmes prostituées avec qui je parle me le confirment. Elles me disent également que j'ai le courage d'avouer la réalité, la vraie facette de la prostitution ; parce que, bien sûr, c'est beaucoup plus facile de prétendre qu'on aime ça, la prostitution, qu'on s'y « éclate » : ça fait deux mille ans que ça dure, qu'on se tait sur la réalité, parce que, bien sûr, on en a honte. Même des femmes qui s'en sont sorties, après bien des années ne veulent pas en parler à visage découvert : pourquoi ? Mais tout simplement parce que s'il n'y a pas un accueil bienveillant de leur parole, on est face à cette double injonction sociale : j'ai souffert, mais je dois me taire, ou bien on me sanctionnera encore en me faisant éprouver de la honte. Il m'a fallu vingt ans de psychothérapie pour pouvoir témoigner, pour venir devant vous - et voyez, j'en ai encore la voix qui tremble.

Pourquoi des femmes en viennent-elles à dire que la prostitution est leur choix ? Mais tout simplement parce que face à la honte, il vaut mieux dire qu'on a choisi sa position, qu'on est libre. C'est en affirmant son choix qu'on peut rester digne, même si l'on sait très bien ce qu'il en est au fond de soi et même si l'on doit pour cela cacher toutes les conséquences de la prostitution : l'alcoolisme et la dépendance aux drogues, la frigidité, les cauchemars, la peur constante du rejet social. Pendant des années et des années, je n'ai pas pu avouer et j'ai enduré, seule, toutes les conséquences du temps où je m'étais prostituée. Aujourd'hui encore, dans mon travail social, il m'est plus facile de parler de la maltraitance ou de l'inceste, que de la prostitution.

Le seul moyen pour que tout cela s'arrête, c'est de commencer à en parler, c'est de dire ce qu'il en est vraiment, c'est d'arrêter avec tout ce silence qui enferme dans la souffrance. Je ne parle pas de moi ici, puisque je m'en suis sortie, mais de tous ceux et celles qui se prostituent. Il faut soutenir les associations qui écoutent, qui aident les prostituées, faire prendre conscience au plus grand nombre des souffrances endurées par celles-ci. Rien ne peut changer si les journalistes continuent de donner la parole avant tout aux prostituées qui disent « s'éclater » en faisant le trottoir.

Comment peut-on en arriver à parler de « libre choix » de se prostituer ? Imaginez que j'adore le plaisir, que je veuille trente rapports sexuels par jour ; mais si tel est mon désir, je choisis mes partenaires ! Alors qu'en me prostituant, croyez-vous que je choisisse mes trente partenaires ? La prostituée ne choisit pas : qu'il sente mauvais, qu'il vous révulse, on doit prendre le client - où est le « libre choix » ? On parle aujourd'hui d'escort - encore un mot qui voile la réalité et qui évoque le luxe - mais en réalité, l'homme une fois nu, quelle que soit sa position sociale ou les qualités qu'on lui reconnaît, l'homme qui paie une prostituée agit pour son sexe et avec son argent. C'est avec son argent qu'il exige de vous telle ou telle pratique sexuelle, sans se demander ce que vous voulez : rien à voir avec le désir que j'aurais d'avoir une relation, beaucoup de relations sexuelles dans une journée ! Rien à voir avec l'échange qui est au fondement de l'amour. Il n'y a aucun échange dans la prostitution.

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