Je vous remercie de m'avoir sollicité pour contribuer à cette importante réflexion. A.T. Kearney a également publié une autre étude, l'an dernier, sur la souhaitable adaptation du modèle de réglementation d'Internet, dont je pourrai vous rappeler les principales conclusions.
Je suis le coauteur, avec deux collègues, l'un Allemand, l'autre Suédois, d'une récente étude sur la place des entreprises européennes dans l'industrie des technologies de l'information, qui repose sur des analyses quantitatives et documentaires, mais également sur des échanges avec les dirigeants des entreprises du secteur et des représentants de l'Union européenne.
Etre fort dans le secteur de la technologie est important à plusieurs titres. Cette industrie, qui représente trois millions d'emplois en Europe, répond à une demande croissante. Le marché européen est évalué à 700 milliards de dollars. Il importe, en ces temps de crise, de s'y attacher, d'autant que c'est aussi une source de revenus fiscaux. La technologie, au-delà, est appelée à transformer un grand nombre de secteurs dans lesquels l'Europe est forte. Ainsi, l'électronique embarquée représentera, en 2025, 65% de la valeur d'une automobile. La technologie, enfin, aura des effets majeurs sur des questions de société stratégiques comme la santé, l'énergie, la sécurité des données. Au vu des récentes révélations sur l'existence de programmes de surveillance électronique, il est clair que les gouvernements européens seront réticents à dépendre technologiquement des fournisseurs américains ou asiatiques.
Qu'appelle-t-on high tech ? Une série de neuf segments qui va des semi-conducteurs aux services informatiques jusqu'aux terminaux et à l'électronique grand public en passant par les équipements IT (Information Technology) et Télécom. Hors télécoms et internet, c'est un marché évalué à 2700 milliards de dollars, dont un quart en Europe. Or, la place des acteurs européens sur ce marché est faible et en recul. Sur quatre-vingt-dix entreprises, soit les dix plus importantes de chacun de ces neuf segments, on n'en trouve plus que huit en Europe, sachant que Nokia va passer sous bannière américaine. L'Europe est absente dans des secteurs aussi critiques que les composants électroniques, l'électronique grand public, les ordinateurs portables, smartphones et tablettes, segments largement dominés par les géants asiatiques et américains. Elle occupe, en revanche, quelques belles positions, avec ses équipementiers télécom Ericsson, Nokia Siemens et Alcatel Lucent, respectivement deuxième, quatrième et cinquième au classement mondial du secteur, ou ses sociétés de services informatiques Cap Gemini, Atos et T-Systems, respectivement huitième, dixième et douzième, ou bien encore avec un acteur du logiciel comme SAP, quatrième au classement, ou STMicroelectronics, septième du secteur des semi-conducteurs.
On voit que si l'Europe dispose encore de quelques champions dans les activités professionnelles, dans le secteur grand public, elle manque, en revanche, d'acteurs suffisamment importants pour devenir des champions.
Comment en est-on arrivé là ? Il est plusieurs causes à ce retard européen, imputable pour partie à des raisons culturelles, mais aussi pour beaucoup à l'absence, depuis quinze ans, de politique industrielle, aux orientations réglementaires en Europe et à la manière dont les Etats ont fléché leurs investissements.
Le marché domestique européen, tout d'abord, s'il reste important, connaît une croissance plus faible que celle des autres régions du monde - 2,2% entre 2012 et 2015 contre 5% à 6% ailleurs. Ce déséquilibre est aggravé par la faiblesse de nos mesures de préférence domestique : les donneurs d'ordre américains ou asiatiques se comportent tout autrement que les Européens vis à vis de leurs fournisseurs.
Bien que notre marché soit vaste et attractif, il reste plus complexe à servir que le marché américain, ce qui rend plus difficiles les économies d'échelle : il faut avoir réussi sur les cinq premiers marchés de l'Europe pour en bénéficier. Il en va autrement aux Etats-Unis : accéder au marché californien ou à celui du Dakota n'exige pas de mettre en oeuvre des stratégies très différentes.
Vient ensuite la faiblesse du financement - fonds publics et privés, capital-risque, accès au crédit. Un chiffre pour l'illustrer : 4 milliards de capital-risque en Europe en 2012, 20 milliards aux Etats-Unis. Une entreprise comme Spotify a dû faire appel, pour son développement international, au capital-risque américain... Même chose pour les fonds publics, souvent tournés vers les fournisseurs locaux. Le gouvernement américain dépense 180 milliards au service des technologies de l'information - sans compter les dépenses du département de la Défense - soit 50% de plus que l'ensemble des Etats européens, avec 120 milliards.
Notre recherche et développement (R&D) n'est pas suffisamment développée : l'Europe investit dans la R&D 1,5 point de moins de son PNB que le Japon, 1 point de moins que les Etats-Unis. En R&D, c'est la masse qui compte avant tout. Quand une entreprise comme Samsung investit 5% de son chiffre d'affaires en R&D, cela représente 11 milliards de dollars consacrés chaque année à assurer sa progression sur des marchés aussi dynamiques que celui du smartphone ou des objets connectés. Même chose pour les brevets : Samsung en a déposé, en Europe, en 2012, le double d'Ericsson, l'entreprise européenne en tête en ce domaine.
Autre faiblesse, le nombre de nos ingénieurs diplômés en sciences dures - mathématiques, physique, technologie, informatique : 17% des étudiants européens, contre 30% à Taïwan ou en Chine, laquelle produit chaque année 700 000 diplômés dans ces disciplines contre 500 000 pour toute l'Europe.
Nos coûts de production, un marché de l'emploi peu flexible constituent un autre handicap. En Europe de l'Ouest, une heure de fabrication coûte quatre fois plus cher à une PME qu'en Europe de l'Est, et quinze fois plus cher qu'en Chine.
Trois autres causes, enfin, tiennent à la politique industrielle et aux politiques de management. Des collaborations telles que celle qui est à l'origine du GSM, la mise en place de partenariats stratégiques - comme ceux qu'ont noués Ericsson et Telia ou Alcatel et France Telecom, par exemple - qui faisaient de l'Europe, dans les années 1980, une pionnière, n'ont pratiquement plus cours depuis vingt ans. Quand, aux Etats-Unis, la Darpa ( Defense Advanced Research Projects Agency) jouait un rôle fondateur, l'Europe dédaignait de soutenir la consolidation de champions du high tech, comme elle a pourtant su le faire dans l'aéronautique, avec Airbus.
A cela s'ajoute une certaine frilosité à l'égard de l'entreprenariat. Jacques Attali observe que la France a choisi la terre plutôt que la mer. Faut-il penser de même de l'Europe ? Toujours est-il que les politiques fiscales et administratives n'y sont pas, en général, aussi incitatives qu'elles pourraient l'être.