Nous estimons que l'on ne saurait agir au niveau national sans prendre en compte les discussions déjà en cours au niveau international. A l'échelle de l'Europe, les choses bougent. Au Royaume Uni, les entreprises qui font de l'optimisation fiscale ont été interrogées, et cela s'est très mal passé. L'Italie a voté une proposition de loi il y a peu ; en Allemagne aussi, le sujet est à l'ordre du jour. On vient aussi d'apprendre, hier, qu'un des acteurs clé du numérique vient d'écoper de 5 milliards d'amende en Inde. Tout cela témoigne que partout dans le monde, le sujet devient sensible.
L'idée a été lancée d'une CECA du numérique. Pourquoi pas, quitte à en revenir à un niveau infraeuropéen, en travaillant main dans la main avec quelques pays, pour pousser ensuite les feux au niveau de l'Europe entière. Je ne sais si les administrations travaillent ensemble, mais nous sommes en contact avec la direction de la législation fiscale, qui nous demande régulièrement de refaire un point. Et il ne vous a pas échappé que Pierre Collin a été nommé expert au sein du groupe de travail de l'Union européenne sur la fiscalité numérique, qui rendra son rapport au mois de juin. Preuve que les choses bougent et que les pays membres sont en alerte.
Votre dernière question touche à la fois à celles de la souveraineté numérique et de la neutralité du net. On peut se demander, de fait, s'il n'y aurait pas place pour un réseau européen. C'est une proposition qui rejoint d'une certaine manière celles qu'avait faites en son temps Louis Pouzin, qui expliquait qu'à condition de choisir le bon outil technologique, il n'était pas impossible d'avoir un système internationalement interopérable, tout en conservant des gouvernances locales pour les DNS. La déclaration de Mme Merkel a fait couler beaucoup d'encre, mais il ne faut pas oublier que si elle songeait à la souveraineté industrielle et numérique, elle entendait aussi répondre à l'affaire Prism. Faut-il prendre des décisions industrielles en se fondant sur des problèmes liés au renseignement ? On voit que les choses sont complexes.
Si l'on considère qu'Internet est un bien commun, il est normal de rechercher un modèle de gouvernance original, fût-il complexe. Les Etats-Unis mènent, de leur côté, la même réflexion que nous. Ils ont été les premiers à réagir à notre rapport sur la neutralité du net. Paul Krugman, trois semaines après, allait plus loin même que nous n'avions osé, en expliquant que certaines plates-formes devaient être considérées comme de quasi services publics. Les travaux d'Elinor Ostrom sur les biens communs ont été transposés au domaine numérique par Yochai Benkler puis par Lawrence Lessig, mais n'oublions pas qu'elle était partie d'une étude sur les bancs de poisson : comment gérer au mieux cette ressource commune ? Il existe de multiples façons de faire, les unes très privatistes, les autres très publicistes. Il en va de même pour le numérique. Il serait bon d'approfondir le dialogue à l'échelle mondiale. L'idée évoquée par Paul Krugman a été reprise il y a quelques jours par Tim Wu au festival South by South West, dans une interview sur la neutralité des réseaux, où il suggère de s'inspirer de la régulation des services publics pour assurer la neutralité des plates-formes.
Il y a dans tout cela beaucoup d'occasions d'échanges, d'inspirations croisées. Cela vaudrait aussi la peine d'aller voir du côté du Japon, de l'Afrique ou du Brésil qui est, avec l'Allemagne, très actif aux Nations unies sur l'affaire Prism.