Intervention de Jean-Ludovic Silicani

Mission commune d'information sur la gouvernance mondiale de l'Internet — Réunion du 11 mars 2014 : 1ère réunion
Audition de M. Jean-Ludovic Silicani président et M. Pierre-Jean Benghozi membre du collège de l'autorité de régulation des communications électroniques et des postes arcep

Jean-Ludovic Silicani, président de l'Arcep :

Ce n'est pas un hasard si le dernier rapport du Conseil d'Etat porte sur le numérique.

En revanche, l'Arcep est principalement compétente sur les conditions techniques et économiques du fonctionnement de l'Internet, cruciales, même si l'on en parle moins. La poursuite du développement d'Internet repose sur le maintien d'un équilibre durable entre ses différentes composantes : les fournisseurs de services et de contenus, essentiels à son attractivité, les opérateurs de réseaux qui permettent d'y accéder et doivent répondre à une demande croissante des utilisateurs et les fabricants d'équipements et de terminaux, dernier maillon de la chaîne qui va du service à l'utilisateur. L'Arcep doit s'assurer que les relations entre les fournisseurs d'accès internet et les fournisseurs de contenus et d'applications soient satisfaisantes, sans préjuger de la licéité des contenus échangés, dont l'appréciation et le contrôle reviennent au juge compétent et à d'autres autorités administratives - le CSA pour les contenus audiovisuels, la CNIL pour les données personnelles, l'Hadopi pour le respect de la propriété intellectuelle...

Qu'entend-on par neutralité du net ? Méfions-nous de la polysémie de cette notion, qui pourrait nous engager dans de faux débats. Pour l'Arcep, il s'agit de vérifier que tous les utilisateurs d'Internet - depuis les utilisateurs professionnels qui produisent et éditent des contenus et des applications jusqu'aux simples internautes - peuvent accéder au réseau, dans des conditions techniques et économiques transparentes et non discriminatoires, afin d'éditer des contenus ou d'en consommer. Notre action vise à promouvoir une neutralité de l'Internet caractérisée par un équilibre entre la liberté d'accès, la bonne information des utilisateurs, d'une part, le fonctionnement pérenne des réseaux et la liberté de l'innovation dans la chaine de valeur, d'autre part. Ce qui suppose une compréhension fine des interdépendances et des rapports de force.

Le début de nos travaux remonte à quatre ans. Ils ont été rythmés par la publication, au cours d'une phase d'étude entre 2010 et 2012, de deux rapports, présentant des analyses et des propositions.

Depuis deux ans, nous sommes entrés dans une phase opérationnelle, avec deux décisions prises en 2012 et 2013. La démarche que nous avons suivie se veut progressive et pragmatique. Elle comprend quatre chantiers : transparence, qualité de service, interconnexion et gestion de trafic.

En matière de transparence et de concurrence, il était essentiel de fournir de l'information au secteur - ce que font nos deux rapports - et d'apporter de la transparence aux utilisateurs, ce qui a fait l'objet d'un travail concerté avec les services du ministère de l'économie ainsi que les associations de consommateurs. Nous devons aussi nous assurer du maintien d'un bon niveau de concurrence dans l'accès à Internet, car c'est ce qui permet à l'utilisateur de choisir et d'aller vers les opérateurs les plus respectueux.

Nous avons pris, début 2013, une décision qui va nous permettre de mesurer régulièrement la qualité du service d'accès à l'Internet fixe pour les internautes. Les premiers résultats seront disponibles d'ici l'été. Si nous venions à constater une dégradation significative, nous pourrions, en vertu du cadre communautaire transposé, recourir à des outils plus prescriptifs et fixer un niveau de qualité minimale. C'est cependant un instrument de dernier recours, que nous espérons ne pas avoir à employer.

Notre intervention porte également sur le marché dit de l'interconnexion. Pour éviter tout blocage, il est en effet nécessaire de remonter dans la chaîne jusqu'à ce niveau, qui correspond à l'interface entre les FAI et les grands utilisateurs professionnels de l'Internet. Là encore, notre démarche a été pragmatique. Pour mieux connaître ce marché, nous avons entrepris de collecter l'information sur l'ensemble des relations d'interconnexions entre les FAI français et les acteurs de l'Internet. Cette décision, qui impliquait l'obtention d'informations concernant des entreprises installées hors de France, a été contestée par deux opérateurs américains, AT&T et Verizon, devant le Conseil d'Etat, qui a rejeté leur requête, jugeant que dès lors que les opérateurs exerçaient une activité en France, l'Arcep était fondée à collecter l'information. Les premières données recueillies ont permis de confirmer qu'une régulation ex ante sur ce marché n'était, pour l'instant, pas nécessaire. Cette collecte, cependant, prépare l'Autorité a trancher d'éventuels différends entre les utilisateurs professionnels de l'Internet et les fournisseurs d'accès, qui peuvent, les uns comme les autres, nous saisir, depuis la transposition du cadre communautaire en 2011, qui confirme la vocation de l'Arcep à régler les difficultés d'ordre technique et économique pouvant survenir entre les maillons de la chaîne de valeur. Toutefois, les montants financiers en jeu demeurent limités : les flux financiers entre les FAI et les opérateurs de transit représentaient moins de 50 millions d'euros en 2011, et quelques millions d'euros au plus entre les FAI et les fournisseurs de contenus et d'applications, à comparer aux quelque dix milliards de revenus perçus par les FAI auprès des internautes français.

Quant aux pratiques de gestion du trafic, elles ont fait l'objet d'un examen global dans notre rapport de 2012, qui relevait une évolution globalement positive par rapport aux sondages effectués deux ans auparavant : recul des blocages de la téléphonie sur Internet (VOIP), meilleure information du consommateur. Sur ce sujet, des principes généraux et une surveillance régulière demeurent utiles.

L'Arcep n'oeuvre pas seule. Outre les concertations avec les organismes nationaux, comme le Conseil national du numérique, elle participe activement aux travaux de I'Orece (Organe des régulateurs européens des communications électroniques), qui rassemble les vingt-huit régulateurs européens des télécoms. C'est là une enceinte où la voix de l'Arcep est entendue.

Vous savez que des débats sont en cours au Parlement européen, afin de préciser les dispositions communautaires sur ces sujets ; et les avis de l'Orece, où nous présidons souvent des groupes de travail, sont écoutés. De telles dispositions, qu'elles soient européennes ou nationales, devraient à mon sens respecter trois principes : être suffisamment équilibrées pour préserver l'accès à Internet tout en sauvegardant les capacités d'innovation des opérateurs et des fournisseurs de services ; fixer des principes généraux sans être trop prescriptif, ce qui serait contre-productif eu égard à la rapidité des évolutions du secteur ; bien distinguer le volet contenu et le volet réseau.

Un mot enfin des Etats-Unis, pays où a été formalisée la notion de neutralité. Vous savez que la FCC (Federal Communications Commission), le régulateur fédéral, a vu la base juridique de son intervention en matière de neutralité récemment invalidée par un tribunal fédéral. Ce n'est pas le bien-fondé de sa démarche, mais bien son fondement juridique qui a été remis en cause. Il se cherche donc une nouvelle base légale, soit dans la législation existante, soit par un vote du Congrès, pour reprendre ses prescriptions et assurer le respect de la neutralité dans un pays où se trouvent tous les grands acteurs de l'Internet. C'est une mésaventure, cependant, que l'on ne peut craindre pour les régulateurs européens comme l'Arcep, dont l'action s'inscrit dans des cadres législatifs clairs.

Vous l'aurez compris, l'action de l'Arcep, forte d'une expérience de quinze ans de régulation, s'inscrit dans une démarche globale qui va au-delà des seuls opérateurs télécoms. Ce n'est pas une régulation au sens où on l'entend pour les marchés de gros, mais plutôt un regard attentif porté sur le bon fonctionnement technico-économique de l'accès à Internet, susceptible aussi de définir les outils qui seraient le cas échéant nécessaires pour une intervention plus intrusive : les moyens juridiques dont nous disposons à ce stade sont suffisants, mais d'ici à trois ou cinq ans, il pourrait être nécessaire de disposer d'armes plus puissantes.

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