Quatre ordres de valeurs distincts ont contribué à structurer l'Internet. Celles que portent les gouvernements, tout d'abord, avec une forte implication des Etats-Unis, dans une perspective de contrôle - Arpanet, autoroutes de l'information sous la présidence Clinton-Gore -, ou bien véhiculées via l'Union internationale des télécommunications (UIT) ; une éthique numérique reposant sur l'activisme des bénévoles et sur l'auto-organisation, ensuite, avec des institutions autoproclamées portées par les informaticiens, comme le W3C ou l'IETF ; l'importance du secteur marchand et des intérêts privés, également, avec les entreprises de technologie, les « over the top », mais que l'on retrouve aussi dans des instances comme l'ICANN, entreprise privée à but non lucratif, ou des structures comme Verisign ; les valeurs portées par les autorités de régulation, enfin.
Le thème de la gouvernance est monté en puissance dans les années 1980, à partir des travaux des économistes. Celui de la gouvernance d'Internet, qui a émergé en parallèle, portait des questions complémentaires, comme celle du droit de propriété intellectuelle, de l'économie de l'information, du big data, des nouvelles formes de la participation, de l'économie de la multitude, et des nouveaux modèles d'affaires, également.
Plus récemment, la question a connu une actualité nouvelle : montée en puissance des technologies de rupture - tablettes, objets connectés, cloud, big data ; protection des données personnelles ; limites de l'architecture technique de l'Internet, qui exige d'être décongestionnée grâce à de nouveaux espaces de nommage ; marchandisation de l'Internet, et poids croissant des « over the top » ; apparition d'acteurs émergents ; nouvelles problématiques touchant à la cybercriminalité et à la fiscalité. Autant de questions très diverses, qui appellent une gouvernance relevant de registres différents : celui de la loi et du droit pour l'espace public, celui des normes pour la sociabilité, celui du marché pour la gestion des relations économiques, celui du code pour le « monde à part » qu'est, avec son architecture, l'Internet.
Dans la sphère numérique, Internet et le web s'inscrivent déjà dans des cadres organisés, avec le W3C et l'ICANN. C'est aussi le cas des communications électroniques dans leur aspect technique et économique, avec les autorités de régulation comme l'Arcep - mais il est aussi des registres technologiques voisins moins régulés, comme ce qui relève de l'informatique et des systèmes d'information.
Les modes de gouvernance actuels de l'Internet comportent leurs limites. La culture auto-organisée de sa régulation est marquée par des traits libertaires : pas de chefs - c'est du bottom up -, un échange large sur l'évolution des standards par voie de mailing list où tout se fait en anglais, pas de vote mais des consensus, pas d'interférence gouvernementale. Mais ces principes portent en eux-mêmes leurs limites, qui remettent en cause leurs fondements universalistes : dominance de l'anglais et de la culture occidentale, motivations différentes selon les experts volontaires, place des enjeux économiques, dominance des Etats-Unis, conflits d'intérêts dans des espaces coopératifs. L'IETF, l'organisme de standardisation des protocoles Internet, a ainsi soulevé bien des critiques : difficulté à appréhender, dans un processus collectif, des problèmes très larges ; inadaptation de la structure de gestion à la taille et à la complexité des situations, participation de représentants institutionnels et d'entreprises contredisant le principe de participation individuelle, dépendance liée à la disponibilité des bénévoles ; environnement de régulation axé sur la technique alors que les enjeux peuvent aller bien au-delà, et se chiffrent en milliards de dollars.
Deuxième limite, la multiplicité des instances normatives et de régulation. Certes, on peut le comprendre comme une manière de répondre à la complexité même du domaine à gouverner, qui conduit à spécifier de nouvelles instances à chaque évolution, mais c'est au risque d'y perdre la vision d'ensemble, et de la concurrence entre institutions. On l'a vu sur la question du wifi, avec le conflit entre le W3C et l'Open Source Initiative, une association de développeurs. La logique de « coopétition » trouve en outre ses limites, à mesure que croissent les enjeux économiques, dès lors que les entreprises tendent à convertir les standards dans des logiciels ou des services qui pourraient devenir des quasi-monopoles. D'où l'émergence de conflits industriels, comme on le voit pour les brevets.
Quels remèdes ? Le seul moyen de contrer la montée en puissance des over the top est de mettre en place un principe de séparation, pour éviter une intégration verticale des acteurs contrôlant plusieurs strates de la chaîne de valeur que les protocoles IP avaient conduit à séparer, et assurer la neutralité, afin, par exemple, qu'une application développée sur certains terminaux ne soit pas discriminée sur d'autres, que l'on puisse accéder à l'Applestore à partir d'un terminal fonctionnant avec Androïd.
A l'heure où le numérique touche une grande variété de pays, de couches techniques, de registres d'activité, appelant une gouvernance multiniveaux, on peut se demander si les institutions créées pour assurer la gouvernance au sens étroit, comme l'IETF, le W3C ou l'ICANN sont encore adaptées dans un monde multipolaire où les enjeux économiques prennent un poids croissant ? Comment penser la contestabilité juridique des normes techniques ?
Il faut penser en termes de dispositifs autant que de grands principes, penser une stratégie de présence systématique dans des instances comme l'ICANN, des registres d'action transnationaux à géographie évolutive et variable - sur la fiscalité, sur la cybercriminalité - et reconstruire des raisonnements à partir d'une économie par couches. C'est l'approche qui est celle de l'Arcep dans le cadre national.
Il s'agit, enfin, de promouvoir une régulation multinationale, pour éviter le risque de balkanisation de l'Internet par la multiplication de systèmes propriétaires ou la séparation d'espaces régionaux. N'oublions pas que les opérateurs chinois militaient, en 2012, pour des serveurs racine autonomes, et avaient même écrit un brouillon. Or, au-delà des critiques que l'on peut adresser à l'ICANN, disposer d'un répertoire racine transnational est une garantie. Nous préconisons donc une régulation multinationale, multipolaire, avec des déclinaisons nationales, un peu sur le modèle européen de la régulation des télécommunications.