Intervention de Anne Émery-Dumas

Commission des affaires sociales — Réunion du 30 avril 2014 : 1ère réunion
Responsabilité des maîtres d'ouvrage et des donneurs d'ordre dans le cadre de la sous-traitance et lutte contre le dumping social et la concurrence déloyale — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Anne Émery-DumasAnne Émery-Dumas, rapporteure :

Cette proposition de loi transpose la directive d'exécution de la directive 96/71/CE relative au détachement de travailleurs dans le cadre d'une prestation de services, adoptée le 16 avril dernier par le Parlement européen. Notre pays ayant la fâcheuse habitude de transposer avec retard les textes européens, nous nous réjouissons de cette diligence. Cette directive ne nous est pas inconnue : le 15 mai, nous avons auditionné M. Eric Bocquet, auteur pour la commission des affaires européennes d'un rapport d'information sur le détachement des travailleurs et d'une proposition de résolution adoptée par le Sénat le 16 octobre 2013.

Les règles du détachement s'appliquent aux personnes, salariées ou travailleurs indépendants, qui exécutent leur travail pendant une période limitée, sur le territoire d'un État membre autre que l'État dans lequel elles travaillent habituellement. L'interprétation que font la Commission européenne et la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) de ces règles, fondée sur la liberté de circulation des personnes et des services, est très protectrice. Elles concernent le plus souvent l'exécution d'une prestation de service, mais s'appliquent aussi à la mobilité intragroupe et à la mise à disposition de salariés au titre du travail temporaire.

Par principe, c'est le droit du travail du pays d'accueil qui s'applique. Les salariés détachés bénéficient du même noyau dur de dispositions légales et conventionnelles que ceux employés par les entreprises de la même branche établies en France, et ce dans dix matières : protection des libertés individuelles et collectives, respect de la durée du travail, des repos et congés, interdiction de verser un salaire inférieur au minimum légal ou conventionnel, etc. En revanche, si le détachement dure moins de deux ans, le travailleur détaché reste affilié au régime de sécurité sociale de son pays d'origine. Les ressortissants des pays tiers, eux, sont soumis aux règles spécifiques stipulées par la quarantaine de conventions bilatérales en vigueur et doivent se prévaloir d'une autorisation de travail.

Les détachements ont augmenté de manière exponentielle ces dernières années. Selon la direction générale du travail (DGT), 170 000 salariés ont été détachés en France en 2012, soit 22 fois plus qu'en 2000. Compte tenu de la durée variable de ces prestations - 44 jours en moyenne -, ce flux correspond à 25 000 équivalents temps plein sur l'année. Plus de quatre salariés détachés sur dix sont originaires d'États ayant adhéré à l'Union européenne en 2004 et 2007 ; un salarié sur dix vient d'un pays tiers. Les dernières estimations font état de 210 000 salariés détachés en 2013, soit 33 000 équivalents temps plein.

Les abus et les fraudes ont augmenté corrélativement. Parmi les infractions les plus fréquentes figure l'absence de déclaration préalable : en 2009 et 2010, la DGT estimait le taux de déclaration moyen entre 33 % et 50 %, soit 220 000 à 330 000 salariés détachés non déclarés en France - estimations jugées toutefois peu fiables et abandonnées en 2011. L'entreprise prestataire de service peut également n'être qu'une coquille vide sans activité stable, continue et permanente dans le pays d'origine, ou ne pas respecter le salaire minimum du pays d'accueil. Ces infractions se doublent parfois de délits de travail illégal - travail dissimulé, prêt de main d'oeuvre illégal - au moyen de montages juridiques complexes. Pour y faire face, la Commission européenne s'est résolue non pas à refondre la directive de 1996, mais à préciser les règles en vigueur par une simple directive d'exécution.

Celle-ci a suscité de fortes oppositions de certains États membres. Les versions intermédiaires du texte nous auraient obligés à déconstruire nos mécanismes de responsabilité solidaire. Mais grâce à l'accord obtenu au Conseil du 9 décembre 2013 sous l'impulsion du gouvernement français, le texte définitif fait même progresser notre législation. L'article 9 dresse la liste les mesures de contrôle que peut imposer un État en cas de détachement - déclaration préalable, conservation des bulletins de salaire, désignation d'un représentant pendant la prestation ; l'article 12 impose à tous les États membres de créer un mécanisme de solidarité financière dans le secteur de la construction entre le maître d'ouvrage ou le donneur d'ordre et son sous-traitant direct en cas de non-paiement du salaire minimum, les États demeurant cependant libres de prévoir des règles plus strictes et d'étendre ce mécanisme à d'autres secteurs.

Le principe du détachement demeure nécessaire à notre économie : en 2011, la France a détaché dans le monde environ 300 000 personnes, dont la moitié dans l'Union européenne. Cette proposition de loi a pour premier objectif de lutter contre les abus et fraudes qui se généralisent aux dépens de nos entreprises, de nos travailleurs, de notre modèle social et bien évidemment des travailleurs détachés eux-mêmes, qui pâtissent souvent de conditions de travail inacceptables. Rétablir une concurrence équitable au sein du marché intérieur est une urgence économique et sociale.

Le texte transpose d'abord les articles 9 et 12 de la directive d'exécution. L'article 1er oblige les maîtres d'ouvrage ou les donneurs d'ordre à effectuer une déclaration préalable de détachement en cas de sous-traitance auprès de l'inspection du travail pour les prestations dont le montant dépasse 500 000 euros. Toute personne qui n'a pas vérifié que le prestataire étranger a bien réalisé sa déclaration sera tenue solidairement responsable en cas de non-paiement des salariés détachés, à l'exception des particuliers. Ce dispositif comble un manque de notre législation, qui ne prévoit la solidarité financière qu'en matière de travail illégal. En outre, un représentant de l'entreprise qui détache des salariés sur le sol français sera désigné pour assurer la liaison avec les agents de contrôle.

L'article 2 crée un mécanisme de solidarité financière complémentaire. Il ne s'agit pas d'une obligation de vigilance lors du dépôt de la déclaration, mais d'une obligation de diligence pendant la prestation ; elle s'applique à tous les sous-traitants directs ou indirects, y compris français, et est subordonnée au signalement préalable d'un agent de contrôle.

Cette proposition de loi met ensuite en oeuvre certaines préconisations de la résolution européenne de l'Assemblée nationale du 11 juillet dernier, dont la proposition de créer une liste noire d'entreprises et de prestataires de services indélicats. Un site internet dédié indiquera pendant une durée maximale de deux ans les noms des personnes physiques ou morales condamnées pour travail illégal à des amendes supérieures à 15 000 euros. Les articles 6 bis et 7 renforcent les prérogatives des partenaires sociaux pour défendre les droits des salariés détachés ou pour se constituer partie civile en cas de procès-verbal en matière de lutte contre le travail illégal, même si l'action publique n'a pas été mise en mouvement.

Troisième axe du texte : renforcer notre arsenal de lutte contre le travail illégal. Notre cadre juridique, l'un des plus protecteurs en Europe, est globalement très satisfaisant, notamment grâce au mécanisme de solidarité financière. La proposition de loi comble quelques lacunes, et innove en obligeant à l'article 1er bis le donneur d'ordre ou le maître d'ouvrage à annexer à son registre unique du personnel la déclaration de détachement de son prestataire.

L'article 1er ter oblige les maîtres d'ouvrage et donneurs d'ordre, après signalement d'un agent de contrôle, à vérifier que les sous-traitants directs ou indirects respectent le noyau dur des droits des salariés, sous peine de sanction. Il autorise en outre l'inspection du travail à leur imposer de prendre en charge l'hébergement collectif des salariés d'un cocontractant ou d'une entreprise sous-traitante directe ou indirecte si ces derniers ont été hébergés dans des conditions incompatibles avec la dignité humaine. On ne saurait tolérer une quelconque forme d'esclavagisme sur le territoire de la République.

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