Intervention de Philippe Boucher

Mission commune d'information sur la gouvernance mondiale de l'Internet — Réunion du 18 mars 2014 : 1ère réunion
Audition de M. Philippe Boucher conseiller d'état honoraire et M. Louis Joinet ancien directeur juridique de la commission nationale d'informatique et des libertés cnil

Philippe Boucher :

Lorsque j'ai reçu l'invitation de votre commission, je me suis interrogé sur les raisons de celle-ci, étant à la retraite depuis maintenant sept ans. J'ai fini par conclure que cette démarche devait être en lien avec l'article que j'ai publié en 1974 sur le Système automatisé pour les fichiers administratifs et le répertoire des individus (SAFARI), « SAFARI ou la chasse aux Français ». Toutefois, celui-ci, qui remonte à bientôt quarante ans, ne concernait que des fiches. On n'en était pas encore à Internet. Ce qui existe actuellement n'a aucun rapport avec ce que l'on craignait en 1974.

Les choses se caractérisent aujourd'hui par une certaine ambiguïté, très bien décrite par un éditorial récent du Monde, en date du 14 mars, qui présente à la fois les avantages et les risques de l'Internet. Je m'empresse de dire que, si cet éditorial est fort bien fait, ce n'est pas toujours le cas de ce que publie le quotidien dont j'ai été très longtemps le collaborateur...

Peut-on, compte tenu de l'ambiguïté de l'Internet, se prémunir contre ce que l'on juge mauvais ? Quel rôle l'Europe peut-elle jouer ? Je ne vous cache pas que je suis plutôt pessimiste, si l'on considère ce qui se passe au plan international, par exemple en Crimée. On dit que l'on va punir la Russie, mais on ne touche ni à l'État russe, ni à son économie. J'ajoute que c'est méconnaître l'histoire de ce pays que de dénier à l'État russe le droit de reprendre cette Crimée que Khrouchtchev donna il y a quarante ans, pour des raisons qui doivent tenir à la boisson du dîner, ou à quelque chose du même genre !

L'Europe apparaît comme frileuse : ceci peut s'expliquer par les élections du mois de mai, ou par la succession à venir du président Barroso ; quoi qu'il en soit l'Europe ne m'a jamais frappé par son audace, ou son désir d'exister comme entité ! François Mitterrand a eu beau dire - à juste titre - que la France était sa patrie, et l'Europe son avenir, qui parle aujourd'hui de l'Europe, en dehors des périodes de crise ? Vend-on l'Europe comme on devrait le faire ? Les dirigeants, de droite ou de gauche, n'abordent le thème de l'Europe qu'en cas de crise, mais s'il s'agit de vendre l'Europe parce qu'elle est l'avenir des peuples qui la composent, c'est le grand silence blanc !

Je ne peux, pour autant, oublier que, si la loi « Informatique et Libertés » du 6 janvier 1978 -certes aujourd'hui dépassée- ressemble à quelque chose, c'est grâce au Sénat ! C'est le Sénat qui, il y a de cela trente-six ans, a bataillé pour qu'elle soit autre chose que le projet de loi du garde des Sceaux de l'époque. Il me semble que votre assemblée, il y a très longtemps, a par ailleurs étouffé dans l'oeuf un projet de loi du même garde des Sceaux, tendant à interdire aux détenus de publier des livres ! Si tel avait été le cas, qu'en aurait-il été d'Albertine Sarrazin, de Jean Genet, de Latude ou de Silvio Pellico ? Je suis à peu près sûr que c'est le Sénat qui, dans un comportement assez constant, quelles que soient les majorités qui s'y trouvent, veille le plus sur le terrain des libertés, davantage que l'Assemblée nationale.

Quels sont les adversaires du contrôle, de la régulation et de la « gouvernance mondiale de l'Internet » -pour prendre un mot quelque peu douteux ? L'éditorial du Monde l'évoque, mais on peut trouver tout seul la réponse : il s'agit du commerce, du « big business ». J'ai appris, il y a quelques mois, qu'une chaîne de supermarchés répertorierait les goûts de ses clients ; quand l'un d'eux passe devant les rayons où se trouvent les produits qu'il apprécie, on le sollicitera pour qu'il s'approche ! Certes, ce n'est pas ce qui m'obligera à acheter mais, même si l'atteinte à la vie privée est limitée, c'est quelque peu inquiétant !

Le second adversaire de la régulation et du contrôle, c'est l'État. Il faut le dire, « Big Brother », avec les écoutes, est aujourd'hui totalement dépassé !

Un point est cependant passé totalement inaperçu : il s'agit de l'article 20 de la loi de programmation militaire... Pourtant, l'opposition actuelle - comme la précédente - défère au Conseil constitutionnel de nombreux textes, même anodins, que seules les lois du genre lui interdisent d'approuver ! Jacques Attali a dit à ce propos : « L'article 20 de la nouvelle loi de programmation militaire vient de donner à l'administration tout pouvoir de traiter tout citoyen soupçonné d'un délit quelconque comme un terroriste, c'est-à-dire de pénétrer dans sa vie privée sans contrôle a priori d'un juge » ! Je pense à cet instant aux propos de Robert Badinter, selon lesquels la France n'est pas le pays des droits de l'homme, mais le pays de la Déclaration des droits de l'homme ! Une telle condamnation se passe de commentaires, venant d'un homme qui a quelques raisons d'être crû lorsqu'il estime que la République française n'est pas à la hauteur !

En matière de liberté, tout se tient : il ne faut pas s'imaginer que si on garantit la liberté, ceux qui ne sont pas partisans de la liberté ne vont pas tenter de parvenir à leurs fins par une autre méthode. Tout le monde connaissait le programme PRISM de surveillance électronique de l'Internet de l'Agence nationale de la sécurité américaine (NSA) ! Les Allemands ont réagi, non les Français ! Lorsque j'en ai parlé autour de moi, tout le monde m'a dit, quelles que soient les étiquettes : « Cela ne me concerne pas ! ». Il faut en effet que cela nous concerne pour qu'on s'y intéresse. N'étant pas concerné, on a l'impression que cela ne se produira jamais !

Le fonctionnement de l'Internet s'inscrit dans le régime politique français actuel. De ce point de vue, l'article 20 de la loi de programmation militaire me paraît d'une gravité hallucinante. Ma vie étant transparente, je ne me sens pas menacé, mais chacun peut être visé !

Quoi qu'il en soit, l'Internet n'est qu'une étape à mes yeux. Je suis en effet convaincu qu'il ne s'agit pas d'un aboutissement. Nous tous disparus, d'autres complications, d'autres manières de vivre verront le jour. Nous vivons dans une période qui ne sait pas trop où elle en est, et qui sait encore moins où elle va ! Les difficultés économiques, qui affectent la quasi-totalité du monde, sont le reflet de sociétés inquiètes d'elles-mêmes, à la recherche d'un axe. Je demeure persuadé qu'il se produira encore des événements qu'on ne devine pas...

Toutefois, même si les risques existent, je suis plutôt optimiste... La vie elle-même n'est-elle pas un risque ?

J'en veux terriblement à Lionel Jospin qui, lorsqu'il était Premier ministre, a dit que la sécurité était la première des libertés. Je crois qu'il vient de publier un ouvrage sur le mal bonapartiste... Il oublie ce que disaient Jefferson -ou Franklin- lesquels peuvent difficilement passer pour des gauchistes : « Celui qui met la sécurité avant la liberté ne mérite ni l'une, ni l'autre ! ». En effet -et ce sera ma conclusion- la première des libertés, c'est la liberté !

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion