Intervention de Antoine Garapon

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 14 mai 2014 : 1ère réunion
Prévention de la récidive et individualisation des peines — Audition de M. Antoine Garapon magistrat secrétaire général de l'institut des hautes études sur la justice

Antoine Garapon, magistrat, secrétaire général de l'Institut des hautes études sur la justice :

Plutôt que m'intéresser aux dispositions techniques du projet de loi, je parlerai de l'esprit qui s'en dégage. Quel est le sens de la peine dans une société en peine de sens ? Ce projet de loi fait rupture, mais ne va pas intellectuellement jusqu'au bout de ses propositions.

Ce projet de loi consacre d'abord une rupture symbolique en substituant à l'idée de peine comme souffrance celle de la peine comme contrainte. Plus qu'un tournant sémantique, c'est un tournant conceptuel. Pour Paul Ricoeur, la peine est un défi pour la philosophie puisqu'en imposant une souffrance, elle reconduit le mal sans pouvoir le justifier. Prisonnière de sa gangue archaïque, elle ne résout pas le problème du mal : nul lien logique entre le mal commis et le mal infligé : « Quoi de commun entre le souffrir de la peine et le commettre de la faute ? ». L'équivalence relève du mythe : la souillure que constitue l'atteinte à l'ordre public doit être annulée - sinon résolue - par une autre souillure, la peine infligée. Comme disait Camus à propos de la peine de mort, les institutions ne peuvent pas justifier le mal qu'elles infligent. Ricoeur dit : « Le mal, c'est ce contre quoi on lutte, quand on a renoncé à l'expliquer ». La peine est, elle aussi, de l'ordre d'un sacré obscur. En l'infligeant, on renonce à l'expliquer. On pourrait penser que la contrainte pénale ne change pas grand-chose par rapport à l'actuel sursis avec mise à l'épreuve ; mais pour la première fois, le législateur rompt le lien entre sanction et souffrance. C'est une avancée majeure. Les passions que soulève ce projet de loi confirment ce caractère novateur. Mais ce travail en négatif - la coupure entre peine et souffrance - se poursuit-il positivement, par des mesures concrètes ?

Autre nouveauté du projet de loi : un grand pragmatisme dans la méthode. Une conférence de consensus a dressé un état des connaissances, de manière à construire ce que les Anglo-saxons appellent une « what works policy » : une politique de ce qui marche - la France est très en retard quant aux études de ce type, soit dit en passant. D'où le trépied : risques, besoins, réceptivité. Autre preuve de ce pragmatisme, le souci d'accompagner toutes les transitions et d'éviter les sorties sèches.

Le projet de loi propose un nouveau vocabulaire de la sanction, très moderne. Le prononcé d'une peine est un moment d'intimité pour une société ; on ne ment pas quand il s'agit de punir. Le texte crée un nouveau rapport à l'espace, au temps, au sujet, et au lien social. La peine devient ambulatoire. En un siècle qui n'est plus celui de l'enfermement, de l'assignation, des lieux de regroupement comme l'usine, la prison ou l'hôpital, la peine est nomadisée, décentralisée : on contrôle sans interdire de circuler, comme le font le contrôle médicamenteux de la libido ou le bracelet électronique. La sanction cesse d'obéir à la perspective classique d'un temps programmé, pour être sans cesse réévaluée. Elle conçoit différemment le sujet, qui devient tout à la fois le problème et la solution ; c'est dans la personnalité et la trajectoire que l'on trouve la sanction. Les Anglo-saxons accordent une grande importance à la réceptivité : une peine qui fonctionne est une peine bien reçue par la personne qui en est l'objet. Avec l'idée d'un horizon de vie responsable, enfin - une vie exempte de risques pour autrui -, on échappe à la catégorie de la morale pour entrer dans celle de la réduction des risques.

Ce projet de loi est résolument moderne, mais il est toutefois paradoxal : il fait quelque chose sans le dire. La querelle de mots autour de la « probation », qui n'a pas le même sens en français et en anglais, a conduit à retenir l'expression « contrainte pénale », problématique quand il n'y a plus de peine. La contrainte est l'instrument de la sanction, mais elle ne dit rien de sa finalité. Je vous propose donc de l'appeler « sanction civique ». Le Conseil de l'Europe bute souvent sur la difficulté à traduire en français l'anglais « community », que les mots « société » ou « cité » rendent imparfaitement. Il faut, pour en rendre compte, réactiver l'adjectif « civique ». Nous sommes sortis, hélas, du consensus humaniste de l'après-guerre. Il y a quelque chose d'utilitariste dans cette mesure qui recherche l'efficacité concrète, éprouvée, qui n'a pas de dimension thérapeutique mais vise l'efficacité sociale. Mais au-delà de l'instrument, il faut être capable de redonner du sens, c'est-à-dire, selon Paul Ricoeur, de définir ce qui lie le mal commis et la réaction sociale qu'il suscite.

Le lien social, désigné par le mot « civisme », est en effet la condition, le moyen et la finalité de ce nouvel esprit des institutions. Nous sommes condamnés à vivre en société avec nos conflits : c'est notre humaine condition, pour jouer avec les mots. Il faut considérer l'homme comme à la fois souffrant et agissant, fragile et capable. Plutôt que de traiter les sujets fragiles à partir du principe organisateur républicain, quasi religieux, de la Loi - avec une majuscule - ou à partir du principe libéral des droits d'un individu totalement rationnel et libre de gouverner sa vie, il faut partir de la réalité concrète des individus, faite de conflits et de faillibilité. La dissémination d'une fonction régalienne sera une des clés de la réussite de cette réforme. Elle dépend de la collaboration de nombreux acteurs, dont la plupart ne sont pas des acteurs publics : associations, voisins, community. Il faudra donc stimuler, organiser, financer le tissu social autour de la peine, qui dans notre pays relève encore exclusivement du régalien. Or cela n'est plus possible ; nous n'en avons plus les moyens. Accepter cette vérité douloureuse - ce qui est peut-être plus difficile pour un Français que pour d'autres - est une des conditions pour avancer. Ne recherchant plus la rédemption ou la transcendance de la Loi - je pense à Pierre Legendre - mais aussi étranger à la conception foucaldienne, qui a inspiré, mais aussi désarmé intellectuellement et moralement les travailleurs sociaux, ce projet de loi conceptualise un accompagnement qui rend au lien social toute sa dignité démocratique.

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