Intervention de Gabrielle Gauthey

Mission commune d'information sur la gouvernance mondiale de l'Internet — Réunion du 1er avril 2014 : 1ère réunion
Table-ronde d'opérateurs d'internet

Gabrielle Gauthey, vice-présidente d'Alcatel-Lucent, présidente de la commission innovation du Mouvement des entreprises de France (Medef) :

Je commencerai par une anecdote : à la conférence mondiale de développement des télécommunications organisée par l'UIT à Dubaï, dont je reviens tout juste, la délégation américaine était composée d'une quarantaine de personnes, tandis que nous étions quelques-uns à composer la délégation française, bien moins nombreux que pour certains pays émergents - ce qui en dit long sur l'effacement de notre pays, et même de l'Europe dans les instances internationales où se décident les règles des télécommunications mondiales.

Le secteur évolue très rapidement : nous parlions de très haut débit il y a quelques années encore, nous en sommes maintenant à la virtualisation des réseaux, avec le cloud. On distingue trois couches dans les réseaux : la part physique, qui est territoriale; la composante électronique, qui devrait être du ressort continental, européen; enfin, une part désormais « virtualisée », avec le cloud, où la compétition fait rage et qui est d'emblée d'échelle mondiale. Ces trois couches correspondent aussi à des positions différentes sur l'échelle de la valeur : il y a les OTT, qui captent la valeur et qui sont de puissants investisseurs; les opérateurs de télécommunication et d'internet, qui sont souvent plus locaux; enfin, tout en bas de l'échelle - bottom on the value trend -, il y a les fabricants de matériel. Ce qu'il faut bien voir, également, c'est que les réseaux s'organisent selon ces trois couches, avec des besoins et des circuits d'investissement assez différents - et que les grandes questions actuelles sont à l'articulation de logiques qui peuvent paraître séparées mais qui sont bel et bien connectées; la question de la neutralité du net, par exemple, est déterminante pour les libertés publiques, mais aussi parce qu'elle a une incidence directe sur l'économie des réseaux, sur les positions qu'y prendront les acteurs, au moment où l'explosion des flux - liée à la croissance exponentielle des machines et objets connectés - change la dimension du réseau, sa valeur même. Nous avons donc besoin d'investir massivement dans les réseaux physiques, dans la fibre, sans perdre de vue la compétition pour le cloud, où la valorisation est autrement plus forte. Il faut également prendre en compte les changements intervenus récemment dans l'environnement politique, avec l'émergence des questions de souveraineté sur Internet, les révélations en matière de contrôle et d'espionnage sur les données, ou encore l'importance prise par la cyber-sécurité.

La dernière Conférence mondiale des télécommunications internationales, qui s'est tenue à Dubaï en décembre 2012, n'a pu qu'entériner les divergences de vues, et l'éclatement entre d'un côté les États-Unis, qui se sont positionnés contre tout contrôle étatique sur Internet, ce qui est dans l'intérêt des champions américains de l'Internet, et certains grands pays émergents, attachés à la souveraineté nationale et au contrôle par les États et opposés aux modalités actuelles de la gouvernance d'Internet - en particulier aux relations entre l'ICANN et les États-Unis. De son côté, l'Europe apparaissait divisée, sans stratégie politique claire.

Quels sont les grands défis à relever ? Il y a bien sûr la neutralité du net, qui doit demeurer un principe de construction du réseau; la protection des données personnelles contre l'intervention des États, mais aussi des intérêts privés, commerciaux, ce qui commande d'adopter des règles communes sur la collecte des données, sur leur croisement, sur leur transfert vers des pays moins protecteurs, sur un droit à l'oubli... autant de sujets où il faut protéger les individus parfois contre eux-mêmes ou contre leur volonté explicite - je suis frappée de voir combien les jeunes générations paraissent indifférentes, ou du moins peu sensibles à la protection de leurs données personnelles. Autre grand défi : la lutte contre la cybercriminalité, qui concerne les États, mais également les entreprises et les individus; enfin, le maintien d'un Internet unique est également un grand défi, tant la fragmentation du réseau apparaîtrait comme une restriction de la liberté d'expression.

À quelle échelle intervenir pour définir et appliquer ces règles de gouvernance ? On peut le faire à l'échelle de l'entreprise, avec ce que l'on appelle le privacy by design à promouvoir, y compris dans les infrastructures. À Alcatel, nous avons ainsi un « Plan souveraineté télécoms » : la protection des données régaliennes, l'architecture de sécurité des réseaux, l'obligation de crypter, d'identifier les utilisateurs, le fait de conserver en France des compétences de R&D, sont autant de matières pour élaborer des normes et sensibiliser. Ces sujets sont également d'intérêt national et peuvent donner lieu à des règles à l'échelle du pays. Enfin, il faut agir à l'échelon européen : l'Europe du numérique tarde à venir, les Over the Top (OTT) ne supportent pas les mêmes obligations que les opérateurs ; c'est une faiblesse, mais il ne faut pas baisser les bras, d'autant que des textes sont en cours de négociation, avec la révision de la directive de 1995 sur les données personnelles - un enjeu consiste ici à renforcer les obligations des prestataires, notamment le consentement pour le transfert de données hors de l'Union européenne -, ou encore avec le texte en cours sur la lutte contre la cyber-criminalité.

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