La période que nous vivons offre des opportunités formidables en matière de gouvernance mondiale de l'internet. Nous le devons à deux événements. Le gouvernement américain, tout d'abord, vient d'annoncer qu'il renonçait à son contrôle sur deux organisations essentielles, l'ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) et l'IANA (Internet Assigned Numbers Authority), ouvrant ainsi la voie à une gouvernance multilatérale, réclamée de longue date par de nombreux gouvernements et par la société civile. Le second événement, plus déterminant encore, nous le devons au lanceur d'alerte Edward Snowden, qui a dévoilé la fragilité intrinsèque de l'architecture numérique en mettant sur la place publique l'ampleur des dispositifs de surveillance devenus possibles dans un monde hyper connecté. Ce coup de tonnerre a mis fin à la période de consensus positiviste légèrement béat qui dure depuis le milieu des années 1990 et qui voulait que toute innovation technologique numérique soit nécessairement positive, tandis que les rares voix qui se montraient plus nuancées n'étaient guère écoutées. Ce faisant, Snowden a rendu la technologie au champ politique, en nous invitant à en faire un objet politique au coeur du modèle de société que nous entendons porter, à l'heure où le numérique touche presque toutes les activités humaines. Depuis près de trente ans, les organisations qui construisent et développent Internet et le web - je pense en particulier à l'IETF (Internet Engineering Task Force) et au W3C (World Wide Web Consortium) - sont portées, avec le succès indéniable que l'on sait, par des ingénieurs mis à disposition par leur entreprise - ou par des universités dans le cas du W3C - lesquels, c'est dans l'ordre des choses, sont conduits par des critères d'efficacité technique, visent à répondre aux besoins des acteurs économiques, et à développer des marchés potentiels. On ne peut pas leur demander de porter la vision stratégique sur le monde numérique à construire dont nous avons pourtant absolument besoin.
Sans une telle vision, nous pourrions bien découvrir, demain, que nous avons inconsciemment construit une société de surveillance absolue ou que le numérique a détruit en masse l'emploi sans que nous ayons construit de modèles alternatifs de redistribution du travail et des revenus. Une telle réflexion ne saurait être portée par les seuls ingénieurs, mais doit l'être par le tissu social et politique dans son ensemble. Quels peuvent en être les axes ?
J'en vois, pour ma part, trois : politique industrielle, diversité culturelle et création en commun par les internautes, confiance et libertés publiques.
Quelle doit être, en matière numérique, notre politique industrielle ? Le déficit de l'Union européenne en la matière constitue un lourd handicap, tant sur les marchés, où nos entreprises peinent à percer face aux géants américains, que dans les négociations internationales, comme celles qui sont en cours sur le traité transatlantique, le TTIP, où l'Europe entre mal préparée, où ses industriels n'ont guère conscience des enjeux commerciaux qui s'y jouent, et qui met en jeu, au-delà même, la question du rôle de la puissance publique et des services publics dans une société numérique. Il pourrait bien, dans des domaines comme l'éducation ou la santé, se révéler un cheval de Troie.