Intervention de Robert Badinter

Commission spéciale sur la lutte contre le système prostitutionnel — Réunion du 14 mai 2014 : 1ère réunion
Audition de M. Robert Badinter ancien garde des sceaux

Photo de Robert BadinterRobert Badinter :

Je distinguerai plusieurs problèmes parmi les observations que vous faites.

La question de l'égalité entre les hommes et les femmes ne joue ici pas du tout dans ma pensée, et ce pour une raison simple : je crois que le mouvement actuel va se poursuivre. Il y aura proportionnellement de plus en plus d'hommes par rapport au nombre global de personnes prostituées, précisément pour des questions d'évolution de la société. Pour ma part, l'égalité entre les homosexuels et les hétérosexuels est aussi un impératif catégorique.

Indépendamment de cette considération, le droit de disposer de son corps à des fins prostitutionnelle, comme le dit la CEDH, est lié à un choix individuel, sauf contrainte. Si des hommes et des femmes préfèrent se lever tard, ne pas chercher de travail, ou exercer une profession dans des conditions désolantes pour un salaire de misère, accusez la société, mais ne dites pas que le client devient un malfaiteur !

Vous pouvez choisir de prohiber la prostitution. C'est une erreur de plus. La situation que vous évoquez existe dans un certain nombre de pays. Certains interdisent la prostitution, qui représente le mal. Le problème est que, nulle part, jamais, cela n'a fonctionné !

Dans les États communistes, lorsqu'existaient les régimes totalitaires de jadis, on trouvait des prostituées, alors que la prostitution était interdite et pénalement sanctionnée pour tout le monde - clients, prostituées, proxénètes -. Je suis allé à Moscou, à Varsovie ; j'ai connu ces sociétés, qui servaient d'ailleurs de repoussoirs. Le choix que vous proposez, historiquement, est plus lourd de désastres qu'autre chose. La prohibition en la matière s'est révélée inopérante. J'ai essayé d'évoquer la pulsion sexuelle, qui fait que des hommes risquent leur vie pour la satisfaire. Tel est l'être humain ! On ne peut dire, au XXIe siècle, qu'on les ignore, comme le père Dupanloud à la fin du XIXe siècle !

On choisit, face à cette situation, en fonction de principes. J'y attache une extrême importance. J'ai dit qu'à mes yeux, c'était en effet un mal social. La maladie aussi est un mal social. La prohibition est un choix, mais il est absurde quand il s'agit de ce sujet. Le dealer qui propose son poison, on ne le poursuivrait pas, alors qu'on poursuivrait celui qui l'accepte !

S'il n'existe pas de contrainte, la prostitution est un choix moral de la part de celui ou de celle qui l'exerce. Vous pouvez interdire ce choix moral. Je n'aime pas cette position, car je sais que c'est, dans les faits, impossible à faire observer. En outre, ceci crée tous les maux secondaires que j'ai évoqués. Nous ne faisons pas une législation pour des anges, et les meilleures intentions - Dieu sait si j'en ai vues - aboutissent à paver l'enfer de textes juridiques. Vous êtes là dans les zones noires de l'espèce humaine. C'est ainsi !

Vous dites que c'est la faute des hommes. Ce qui me paraît insupportable, c'est le choix de la cible. Vous souhaitez interdire la prostitution, que vous jugez contraire aux valeurs de notre société. La CEDH estime qu'on a le droit de disposer de son corps, qu'il y va de l'intimité de la vie privée. On en fait ce que l'on veut, y compris pour des mobiles qui sont aussi bien l'amour, le désir, la passion, la cupidité ou l'ambition, indépendamment de l'argent. L'être humain est ainsi. Je préfère la jurisprudence de la CEDH, à laquelle nous sommes soumis : chacun est maître de disposer de son corps, pourvu qu'il soit adulte, dans le respect de l'intimité de la vie privée, et à condition qu'il n'y soit pas contraint. J'y reviens toujours, car ce sont les mafias qui exercent les contraintes. J'ai dit au départ qu'on visait une cible qui n'est pas la bonne, car cela ne permettra en rien de lutter contre la mafia, mais le contraire est évident.

Oui, cette vision du monde n'est guère optimiste. J'ai eu l'occasion, dans ma longue vie, de mesurer que, contrairement à ce que croit Rousseau, l'homme n'est pas bon. Je préfère Montesquieu. De bonnes institutions et l'éducation, comme dirait Condorcet, peuvent légèrement, dans le meilleur des cas, tempérer ce qu'il y a de fondamentalement mauvais dans la nature humaine !

Je m'en tiens à la CEDH. Vous pouvez faire un autre choix. Je le respecte. Je comprends que l'on haïsse la prostitution. C'est également mon cas, mais ce n'est pas le sujet. Il s'agit d'un problème social, d'une question de bonne ou de mauvaise loi ; or, la loi qu'on vous propose, telle qu'elle est, est une mauvaise loi ! Si elle doit être votée, elle le sera, et ira rejoindre, au cimetière, sous la lune des textes inutiles - ou pires - un grand nombre d'autres !

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