Intervention de Simon Häggström

Commission spéciale sur la lutte contre le système prostitutionnel — Réunion du 20 mai 2014 : 1ère réunion
Audition de M. Simon Häggström chef de la brigade antiprostitution de stockholm

Simon Häggström, chef de la brigade antiprostitution de Stockholm :

Je vous présenterai l'action concrète de mon unité qui, dans la lutte contre la prostitution et la traite, s'est spécialisée dans l'arrestation des clients de personnes prostituées, tandis que la seconde unité de la brigade s'est, elle, spécialisée contre les réseaux de traite et contre les proxénètes.

Le Parlement suédois, en 1999, a criminalisé l'achat de services sexuels : cette loi est le principal outil à notre service pour arrêter des clients de personnes prostituées et contrer des réseaux de proxénétisme. Elle s'insère dans un dispositif pénal plus large, qui concerne la traite des êtres humains et le proxénétisme. L'achat de services sexuels, mais aussi la tentative d'achat de tels services sont pénalisés : il suffit que le client offre de l'argent ou toute autre compensation, même verbalement, pour que le délit soit constitué ; de même, l'aide d'un tiers à obtenir un tel service - le fait, par exemple, d'offrir un tel service en cadeau d'anniversaire - est passible de prison. La loi s'applique aussi bien aux hommes qu'aux femmes, même si, dans l'écrasante majorité des cas, le client est un homme. Le client encourt une peine d'un an de prison, ce qui n'a jamais été prononcé à ma connaissance, et une amende proportionnelle à ses revenus : le minimum est de 250 euros et le code pénal n'indique pas de plafond. Quant à la poursuite des proxénètes, la Suède dispose d'une législation très sévère, qui comprend notamment la déportation pendant cinq ans, et le Gouvernement pratique une tolérance zéro.

Pourquoi la Suède a-t-elle choisi de criminaliser le client, plutôt que la personne prostituée ? Je crois que, au terme d'un débat intense depuis les années 1970, le législateur suédois a choisi de punir le client en se plaçant de trois points de vue.

Il y a d'abord celui de l'égalité, qui me semble le plus important. Il est apparu inacceptable que, dans une société égalitaire, un homme puisse acheter une femme et, qu'en échange d'argent ou de tout autre avantage, un individu puisse disposer du corps d'un autre individu. L'achat, même temporaire, d'un corps humain a été considéré comme portant atteinte au principe d'égalité et, en pratique, comme un comportement criminel des hommes envers les femmes.

Deuxième point de vue, celui de la victime : il est apparu plus juste de punir le client plutôt que la personne prostituée, parce que celle-ci a été considérée comme étant le plus souvent victime d'une exploitation par le client. Cela ne veut pas dire que toutes les personnes prostituées sont des victimes, mais qu'il y a exploitation dans la plupart des cas. Dans le débat, des personnes prostituées ont fait valoir qu'elles avaient choisi leur « métier », que c'était leur liberté, voire leur sexualité, ce qui est tout à fait respectable ; la loi ne les vise pas, elle ne concerne pas cette petite minorité de personnes qui se prostituent « librement » et dont la voix se fait entendre fortement dans le débat ; la loi vise l'écrasante majorité, les 95 % de personnes prostituées qui ne sont pas libres mais victimes de réseaux de traite, venues par exemple de Roumanie, de Bulgarie ou encore du Nigeria. La loi a aussi, ici, voulu empêcher que ces réseaux ne s'implantent en Suède.

Enfin, troisième point de vue, celui de la demande, qui est la principale cause de la prostitution. S'il n'y avait pas d'hommes pour acheter des services sexuels, il n'y aurait pas de prostitution, encore moins de prostitution organisée en réseau ni de proxénètes qui, très loin des débats moraux sur la légitimité de la prostitution, sur son rapport à la liberté, font surtout, par leur crime, marcher des affaires très rentables. En s'en prenant aux clients, le législateur a donc aussi voulu tarir la source de ces réseaux criminels.

Comment travaille-t-on, en pratique, au sein de notre unité spécialisée dans la lutte contre l'achat de services sexuels, aux côtés de l'unité spécialisée dans la lutte contre la traite et le proxénétisme ?

Les opposants à la loi craignaient, et c'était peut-être leur argument le plus fort, que la pénalisation des clients ne rende la prostitution plus clandestine, moins visible. En fait, l'achat de services sexuels passe le plus généralement par des annonces sur des sites spécialisés qui proposent de tels services. Nous enquêtons sur ces sites, en recherchant d'abord les indices attestant qu'il s'agit de prostitution organisée : l'âge apparent des jeunes femmes qui s'y exposent ; le contenu de leur annonce - la rédaction en bon anglais est un indice, sachant que les jeunes femmes en question n'écrivent généralement pas l'anglais, voire leur langue maternelle - enfin, les horaires annoncés de leur activité - une disponibilité sept jours sur sept, 24 heures sur 24, est un indice sérieux que l'on est bien en présence de victimes d'un réseau de traite. Deuxième étape, nous jouons le jeu du client, en téléphonant pour prendre rendez-vous. Une fois l'adresse obtenue, nous prétextons une excuse pour ne pas venir, puis nous surveillons l'adresse, en général un appartement ; nous avons alors le droit d'arrêter toute personne qui se rend dans ce logement, sur le fondement du soupçon d'achat de services sexuels. Nous procédons à l'arrestation et nous saisissons le téléphone portable, qui contient généralement des preuves du rendez-vous aux fins de prostitution.

Le client peut reconnaitre les faits, ce qui arrive dans la plupart des cas parce que cela lui évite une procédure publique devant un tribunal. Le procureur fixe alors le montant de l'amende due. Si le client nie son implication, une procédure s'ouvre devant un tribunal, avec audience publique. Dans tous les cas, nous prélevons un échantillon d'ADN, pour un contrôle sur les crimes non résolus.

Dans le même temps, nous proposons au client une aide pour rompre avec l'achat de services sexuels : c'est la fonction des deux travailleurs sociaux qui sont intégrés dans notre unité. Les clients connaissent souvent des difficultés sociales ou psychologiques, des dépendances. Les travailleurs sociaux leur proposent des voies pour s'en sortir, par exemple une thérapie ; ils peuvent les suivre dans leur parcours : un travailleur social de notre équipe suit ainsi une cinquantaine de clients que nous avons arrêtés.

Ensuite, nous nous rendons dans l'appartement de la personne prostituée, pour recueillir son témoignage et pour l'informer de ses droits. Nous lui expliquons la loi, en lui disant bien que nous sommes là non pour la punir, mais pour l'assister et la protéger ; dans la plupart des cas, la personne accepte de témoigner. Il nous arrive également, en surveillant l'appartement ou en y entrant, d'arrêter le proxénète lui-même.

Grâce à la pénalisation du client et aux outils de lutte contre la traite humaine, ce dispositif mobilise assez peu de ressources policières et il s'avère efficace, y compris pour l'arrestation de proxénètes, qui ne sont certes pas à la tête des réseaux mais qui sont indispensables au fonctionnement de ceux-ci.

Quelles sont les critiques de la pénalisation du client et qu'en est-il en pratique ?

Il y a d'abord l'idée que la pénalisation rendrait la prostitution moins visible, plus clandestine. J'en ai parlé : dès lors qu'il y a une annonce, une publicité, il est tout à fait possible, et même relativement aisé de localiser le lieu de prostitution, puis d'intervenir.

La pénalisation du client augmenterait la violence faite aux personnes prostituées ? Rien ne l'a démontré, aussi bien dans l'évaluation gouvernementale de cette loi que dans mon expérience personnelle. Les femmes victimes des réseaux subissent de très nombreuses violences, je crois que la pénalisation du client n'y a rien changé.

Les personnes prostituées refuseraient toute coopération avec les autorités ? C'est l'inverse qui s'est produit : cette loi a donné la possibilité aux victimes de parler aux autorités. Parce que la société a pris position, non pas contre les personnes prostituées, mais contre les clients, elle a donné du pouvoir aux personnes prostituées. En témoignent les appels plus nombreux de celles-ci qui nous font part des violences qu'elles subissent, qui osent désormais en parler.

Un autre argument très présent dans de nombreux pays : la pénalisation du client priverait de vie sexuelle les personnes handicapées. J'avoue ne pas le comprendre : est-ce, sur le fond, qu'il y aurait un droit à avoir une vie sexuelle ? Ensuite, en pratique, sur les quelque 700 clients que j'ai arrêtés, aucun n'était handicapé physique, la plupart des clients sont des gens tout à fait ordinaires, des hommes entre trente et cinquante ans qui achètent des services sexuels en rentrant du travail, avant de retrouver leur famille.

La pénalisation du client, encore, repousserait les problèmes au-delà de nos frontières, dans les pays voisins ? Il est vrai que dans les enquêtes que nous avons menées, les clients déclarent à 70 % que leur précédent achat de services sexuels avait eu lieu à l'étranger, mais cela ne doit pas dissuader un pays d'agir comme il lui semble juste.

La pénalisation du client, enfin, ne ferait pas diminuer la prostitution ? C'est l'inverse que nous constatons. Stockholm, pour 2 millions d'habitants, comptait en moyenne 80 personnes prostituées en activité simultanée avant la loi. Il y en aurait une quinzaine aujourd'hui. On estime que la Suède comptait 3 000 personnes prostituées dans les années 1970, 2 500 en 1995 et un millier aujourd'hui.

Politiquement, la pénalisation du client fait l'objet d'un consensus de la part des huit partis de gouvernement. Il s'agit même de l'un des seuls sujets à rencontrer une telle adhésion ! L'opinion publique va dans le même sens : quelques années avant la loi, les deux tiers des sondés s'opposaient à la pénalisation du client ; une fois la loi adoptée, la proportion s'est inversée, en particulier chez les plus jeunes, ce qui est un gage d'adhésion durable.

La pénalisation a eu un impact sur les clients : en 1996, 13,6 % des hommes déclaraient avoir acheté des services sexuels ; dans une enquête récente, leur proportion est de 7,9 % et la crainte d'être dans l'illégalité apparaît comme un critère dissuasif important. Autre résultat : la Suède passe désormais pour un « mauvais marché » auprès des proxénètes, nous le savons à travers des enregistrements téléphoniques qui montrent clairement la difficulté de s'implanter et la préférence des proxénètes pour d'autres pays ; inversement, la Suède passe pour un pays plus sûr pour les femmes prostituées, notamment parce qu'elles savent qu'elles peuvent se plaindre à la police et que les clients le savent aussi.

Tous ces résultats, notamment la baisse de la prostitution dans la rue, je suis convaincu que nous les devons aux outils législatifs et à notre façon de travailler, qui articule des méthodes répressives et un travail social important.

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