Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission, mes chers collègues, la présente proposition de loi, déposée par Mmes Dini et Jouanno, tend à modifier le délai de prescription de l’action publique pour les agressions sexuelles.
Nos deux collègues partent du constat que ces délais de prescription applicables aux violences sexuelles sont inadaptés, et l’on ne peut qu’être touché par la force des arguments employés par Mme Dini dans sa belle démonstration. Elles nous proposent donc de replacer la victime au centre du dispositif et de ne faire courir le délai de prescription des viols et des agressions sexuelles aggravées qu’à compter du moment où la victime est en mesure de révéler l’infraction.
En cela, le dispositif présenté s’inspire du régime jurisprudentiel applicable aux infractions occultes ou dissimulées, pour lesquelles le délai de prescription commence à courir « au jour où l’infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique ».
Cette proposition de loi, si elle concerne l’ensemble des victimes d’agressions sexuelles ou de viols, s’adresse prioritairement – nous l’avons vu à travers les divers témoignages qui ont été rapportés – à celles qui ont subi ces faits lorsqu’elles étaient enfants.
Le choc émotionnel subi, tout particulièrement lorsque les faits ont été commis dans la durée par un parent ou une personne ayant autorité sur l’enfant, est en effet de nature à provoquer un traumatisme profond, pouvant aller jusqu’à la plus parfaite amnésie : c’est ce qu’on appelle l’amnésie post-traumatique.
Si le mécanisme de cette amnésie est encore largement méconnu, son constat clinique est aujourd’hui très bien documenté, ainsi que des professeurs et des médecins me l’ont confirmé lors des auditions que j’ai menées.
Eu égard à ce phénomène d’amnésie, les délais de prescription applicables aux infractions sexuelles commises sur des mineurs peuvent effectivement apparaître comme inadaptés, dès lors que les faits commis resurgissent brutalement dans la mémoire de la victime de nombreuses années après.
Même si je n’oublie pas que cette proposition de loi vise les délais de prescription et non les peines, je veux rappeler que le droit pénal français réprime lourdement les violences sexuelles : l’auteur d’un viol encourt quinze années de réclusion criminelle, et même vingt années si les faits sont commis avec circonstances aggravantes. Les autres agressions sexuelles sont, en principe, punies de cinq ans d’emprisonnement, ces peines pouvant être portées à dix ans notamment lorsque la victime est un mineur de quinze ans.
Les statistiques du casier judiciaire attestent la sévérité des peines prononcées à l’encontre des auteurs reconnus coupables de viols et d’agressions sexuelles. Cela étant, comme l’a souligné Mme Dini, les affaires déférées devant la justice ne sont que la partie émergée de l’iceberg : peut-être moins de 10 % de l’ensemble des viols et agressions sexuelles commis chaque année.
Le nombre moyen des condamnations inscrites au casier judiciaire est de 7 000 à 8 000 par an. Or l’enquête conjointe menée par l’INSEE et l’Observatoire national de la délinquance en 2012 auprès de personnes âgées de dix-huit à soixante-quinze ans a révélé que 400 000 personnes avaient été victimes de violences sexuelles en 2010 ou en 2011, soit 200 000 par an.
J’en viens aux actuels délais de prescription.
Afin de tenir compte des difficultés particulières rencontrées par les mineurs pour dénoncer des faits de viol ou d’abus sexuels, le législateur a progressivement allongé le délai de prescription applicable à certains crimes et délits commis sur des mineurs.
Depuis l’adoption de la loi du 10 juillet 1989, qui a disposé que les délais couraient à partir de la majorité de la victime, six modifications sont intervenues, dont la dernière remonte à 2004. C’est ainsi que le délai de prescription de l’action publique en matière de viol a été porté à vingt ans après la majorité de la victime, soit jusqu’à l’âge de trente-huit ans. Les autres agressions sexuelles et atteintes sexuelles contre des mineurs ont vu le délai de prescription de l’action publique porté à dix ans après la majorité.
La question qui se pose aujourd’hui est simple, et Mme Dini l’a très bien posée : dix ans après l’adoption de la loi de 2004, ces délais de prescription sont-ils adaptés, suffisants ? C’est à cette question que nous devons trouver la meilleure réponse possible.
Aux viols et agressions sexuelles commis sur des majeurs s’appliquent les délais de droit commun en matière de prescription : respectivement dix ans ou trois ans après les faits.
En revanche, la loi de 2004 a introduit une spécificité pour les actes commis à l’encontre des mineurs, de manière à permettre à un enfant victime d’un viol de révéler les faits et de porter plainte lorsque sa maturité et son détachement du lien familial – ces violences sont souvent intrafamiliales – le lui permettent.
De fait, l’emprise exercée par l’auteur de l’infraction, le sentiment de culpabilité dont souffre la victime, parfois – malheureusement – la complicité de l’entourage et le dénigrement systématique de la parole de l’enfant sont autant d’obstacles à la parole de la victime.
De façon plus générale, le sentiment de honte et d’humiliation qui concerne toutes les victimes de violences sexuelles constitue un obstacle majeur à la dénonciation des faits et explique en partie la faiblesse du taux de plainte.
De tels obstacles doivent toutefois être distingués, à mon sens, du phénomène d’amnésie traumatique, déjà évoqué précédemment, et dont souffrent certaines victimes à la suite d’un choc émotionnel profond.
Cet état de fait, qui est établi sur le plan médical, conduit la personne soumise à un stress extrême à occulter, pendant une période variable, le souvenir des faits subis. La mémoire est, en quelque sorte, stockée dans le corps de la victime, qui présente alors un risque plus important de développer certaines pathologies. Ce n’est que plusieurs années après l’infraction, à l’occasion d’une prise en charge psychothérapeutique adaptée, que la victime peut prendre conscience des violences subies, de façon souvent brutale et très douloureuse.
Lors de son audition, le professeur Jehel, psychiatre et ancien responsable de l’unité de psychotraumatologie de l’hôpital Tenon, a tenu à attirer mon attention sur le fait que cette « conscientisation » des faits vécus dans l’enfance pouvait intervenir tardivement, fréquemment aux alentours de quarante ans, soit à l’expiration du délai de prescription tel qu’il est prévu actuellement.
C’est face à cette problématique que nous nous trouvons aujourd’hui. Nous partageons avec les auteurs de la proposition de loi le même constat. Qu’en est-il des solutions suggérées ?
Le présent texte soumis à la Haute Assemblée soulève des difficultés juridiques.
Muguette Dini et Chantal Jouanno nous proposent de modifier le délai de prescription des viols et agressions sexuelles aggravées et de prévoir qu’il ne commence « à courir qu’à partir du jour où l’infraction apparaît à la victime dans des conditions lui permettant d’exercer l’action publique. » Ce faisant, elles suggèrent d’instaurer un parallèle entre le régime de prescription applicable aux viols et agressions sexuelles et celui qui concerne les infractions occultes ou dissimulées, résultant de la jurisprudence de la Cour de cassation. Or cette proposition présente de grandes fragilités sur le plan juridique.
Tout d’abord, une telle assimilation est inadaptée, dans la mesure où le droit de prescription en matière pénale, progressivement établi par la Cour de cassation, est ciblé sur certaines infractions économiques et financières, par exemple l’abus de biens sociaux, au cours desquelles leur auteur dissimule ses agissements. La victime ne pouvant pas être au courant de l’escroquerie, le délai de trois ans ne court qu’à partir du moment où les faits lui sont révélés. À cet égard, la jurisprudence de la Cour de cassation est extrêmement fine : si des éléments permettant de démontrer l’infraction figurent dans des livres de comptes, le délai court seulement à partir de la publication de ces derniers.
Tout le travail mené par la Cour de cassation a été, je le répète, ciblé précisément sur ces infractions économiques et financières. À ce jour, cette juridiction a refusé d’étendre le bénéfice de ce droit de prescription à de nouvelles branches du droit pénal, notamment, dans un arrêt récent du 18 décembre dernier portant sur la confirmation par la cour d’appel d’une ordonnance du juge d’instruction refusant, pour cause de prescription, d’informer une plainte avec constitution de partie civile du chef de viols sur mineur de quinze ans par personne ayant autorité.
J’ajoute que, comme l’a développé l’avocat général dans ses conclusions, la chambre criminelle n’a recours à cette notion que dans des affaires où l’auteur a dissimulé des faits pour en assurer la clandestinité. Or, lorsqu’il s’agit d’un viol, la situation est évidemment différente.
En cas d’amnésie, les faits sont ignorés en raison d’un processus psychique propre à la victime. C’est là que résident toute la nuance et la difficulté.
En outre, comme l’a souligné le doyen de la chambre criminelle lors de son audition par la commission, cette jurisprudence repose toujours sur des éléments objectifs, comme la date de publication des comptes d’une entreprise, alors que le souvenir d’événements traumatisants à la suite d’une amnésie dissociative repose nécessairement sur des éléments subjectifs, liés au psychisme de la victime. De surcroît, des délais précis protégeraient, d’une certaine façon, les victimes, qui connaissent le point de départ de ceux-ci.
Si toute la procédure dépend d’un élément qui n’est pas objectif, les actions engagées seront grandement fragilisées. Les victimes risquent même d’être perdantes par rapport à la situation actuelle, qui est claire et précise : elles peuvent déposer plainte dans un délai de vingt ans à compter de leur majorité, soit jusqu’à ce qu’elles soient âgées de trente-huit ans.
Imaginons que, à la suite d’un dépôt de plainte dans ce délai, la partie adverse démontre l’absence d’amnésie traumatique et prouve que les faits ont été révélés avant le délai de prescription de dix ans. On lâcherait alors la proie pour l’ombre en créant des conditions favorisant la confusion. Demain, les victimes seraient lésées : elles ne pourraient plus porter plainte, car elles devraient apporter la preuve de leur amnésie traumatique et de la fin de cette amnésie dans le délai prévu.
Dans ces conditions, on comprend la forte réticence des magistrats à prendre en considération des éléments subjectifs.
Outre les fragilités que je viens de soulever, la présente proposition de loi comporte de sérieux risques d’inconstitutionnalité.
En effet, un risque existe au regard du principe de légalité des délits et des peines. Celui-ci impose au législateur de définir les infractions en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l’arbitraire.
De ce point de vue, en faisant dépendre le champ des poursuites de l’évolution du psychisme de la victime, qui relève de facteurs personnels, le dispositif privilégié dans le présent texte introduirait une incertitude sur le point de départ du délai de prescription, qui pourrait ensuite être valablement contesté devant le Conseil constitutionnel. Les accusés recourraient à la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité, et l’on devine ce qu’il adviendrait s’ils étaient suivis par le Conseil constitutionnel…
Il existe aussi un risque important au regard du principe d’égalité, qui commande au législateur de traiter les auteurs d’une même infraction dans des conditions similaires. Or la présente proposition de loi faisant reposer le point de départ du délai de prescription sur l’évolution du psychisme de la victime, son adoption en l’état aboutirait, dans certains cas, à une imprescriptibilité, de facto, des faits commis, tandis que dans d’autres, le délai de prescription serait beaucoup plus court en raison d’une conscientisation précoce par la victime des faits subis. Par conséquent, les traitements seraient différenciés en fonction de la situation des victimes.
Quoi qu’il en soit, le constat est partagé sur la délicate question dont nous traitons ce jour, mais la solution juridique n’est pas satisfaisante. D’ailleurs, Mme Dini l’a bien compris, puisqu’elle a déposé un amendement sur son propre texte visant à fixer le point de départ du délai de prescription au jour du dépôt de plainte par la victime.
Dans ce cas, on aboutirait, de fait, à l’imprescriptibilité des viols. Or en France, comme presque partout, seuls les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles. Un seul pays a déclaré récemment le crime de viol imprescriptible : la Suisse. Des débats de la commission, il ressort clairement qu’aucun de ses membres ne souhaite aller jusqu’à cette imprescriptibilité, qui placerait le viol au même niveau que le crime contre l’humanité ; ils veulent conserver une échelle en matière de prescription et faire en sorte que les crimes contre l’humanité, imprescriptibles, soient vraiment à part.
En raison de toutes ces faiblesses juridiques, la commission a émis, mercredi dernier, un avis défavorable sur la présente proposition de loi telle qu’elle est rédigée. J’ai proposé des amendements tendant à allonger le délai de prescription ; ils ont recueilli ce matin l’avis favorable de la commission.
Je souhaite également insister sur le fait que la commission des lois du Sénat, cela a été rappelé, s’est prononcée de manière constante pour une révision d’ensemble des délais de prescription. Un rapport rendu en 2007 à la suite des travaux de la mission d’information conduite par Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Yung a appelé à veiller à la cohérence du droit de la prescription, en évitant des réformes partielles et en privilégiant une refonte d’ensemble du dispositif.
Cette mission a aussi considéré que toute modification devrait préserver le lien entre la gravité de l’infraction et la durée du délai de prescription. Comme je l’ai indiqué, la commission des lois s’est prononcée de façon constante contre toute extension du régime d’imprescriptibilité, limité aujourd’hui aux seuls crimes contre l’humanité.
Cependant, à l’heure actuelle, l’existence de délais fortement dérogatoires au droit commun pour ce qui concerne les viols et agressions commis sur les mineurs témoigne déjà de la sévérité du législateur dans des cas particuliers.
Afin de tenir compte du constat partagé par tous dans cet hémicycle et d’aller dans le sens des auteurs de la proposition de loi tout en restant dans un cadre juridique défini, je vous présenterai, mes chers collègues, deux amendements – ils ont recueilli l’avis favorable de la commission des lois ce matin – tendant à porter le délai de prescription du viol de vingt ans à trente ans après la majorité de la victime, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elle soit âgée de quarante-huit ans. En effet, l’écoute des victimes et des médecins démontre que ce délai supplémentaire ne sera pas de trop pour permettre à une personne, après une amnésie post-traumatique, d’engager des poursuites destinées à empêcher le prédateur d’agir de nouveau et à se reconstruire elle-même.
Une telle évolution aurait l’avantage d’être cohérente avec le régime de prescription spécial applicable à certaines infractions, puisqu’un délai de trente ans est prévu en droit français pour les crimes terroristes ou liés au trafic de stupéfiants. Elle permettrait de mieux répondre aux difficultés rencontrées par les victimes ayant subi une amnésie traumatique puisque souvent les traumatismes se révèlent au-delà de l’âge de quarante ans.
Certes, nous nous heurterons encore à un effet de seuil, mais c’est toujours le cas avec les délais. Néanmoins, en permettant aux victimes de porter plainte jusqu’à l’âge non pas de trente-huit ans mais de quarante-huit ans, nous toucherons un nombre beaucoup plus important de personnes. Un tel progrès devrait répondre en grande partie aux attentes des auteurs du présent texte.
Je formulerai ces propositions en accord avec Mme Dini. Je ne les ai pas soumises la semaine dernière à la commission pour permettre l’examen en séance publique de la proposition de loi dans la forme où l’avait présentée notre collègue. Selon moi, le débat devait avoir lieu intégralement, les propositions devaient être mises sur la table et le constat partagé, afin, ensuite, de trouver la meilleure solution juridique, adaptée, correspondant aux attentes des victimes, aux possibilités de la justice, tout en respectant la Constitution.
En conclusion, la commission est défavorable à la proposition de loi telle qu’elle est actuellement rédigée, mais si ces amendements sont adoptés, elle soutiendra le texte ainsi amendé. §