Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, le Sénat examine cet après-midi la proposition de loi visant à reporter le point de départ du délai de prescription des agressions sexuelles au « jour où l’infraction apparaît à la victime dans des conditions lui permettant d’exercer l’action publique. »
Le mécanisme de prescription proposé par les auteurs de ce texte s’inspire de celui qui est appliqué aux infractions clandestines, telles que l’abus de bien sociaux ou l’abus de confiance.
Dans l’exposé des motifs de la proposition de loi, on lit que les agressions sexuelles, « en raison de leur nature, du traumatisme qu’elles entraînent, et de la situation de vulnérabilité particulière dans laquelle elles placent la victime, peuvent faire l’objet d’une prise de conscience ou d’une révélation tardive » ; c’est un fait que vous avez, madame Dini, fort bien illustré dans votre propos.
La mesure proposée est louable dès lors qu’elle a pour objet de mieux protéger les victimes d’agressions sexuelles et, surtout, de leur permettre de mieux faire valoir leurs droits.
La question soulevée par les auteurs de la proposition de loi, extrêmement importante, fait écho à des situations très douloureuses : pour les victimes de violences sexuelles, en effet, la douleur est imprescriptible.
Cependant, madame Dini, votre texte pose plusieurs difficultés sur le plan technique et, surtout, se heurte à un grave problème de constitutionnalité. C’est pourquoi le Gouvernement y est défavorable dans sa rédaction actuelle.
L’article 3 de la proposition de loi vise à insérer un article 8-1 dans le code de procédure pénale. Aux termes de ce nouvel article, les délais de prescription de l’action publique ne commenceraient « à courir qu’à partir du jour où l’infraction apparaît à la victime dans des conditions lui permettant d’exercer l’action publique. »
Par coordination avec l’article 3, les articles 1er et 2 suppriment, au sein des articles 7 et 8 du code de procédure pénale, la disposition prévoyant que les délais de prescription pour les infractions en cause ne commencent à courir qu’à partir de la majorité de la victime.
Les infractions visées par le report du point de départ du délai de prescription de l’action publique concernent tant les mineurs que les majeurs.
Jusqu’à présent, le mécanisme de prescription appliqué aux infractions occultes ou clandestines commises contre les personnes ne concerne que des faits dont la victime ne peut pas avoir eu connaissance, l’agissement frauduleux ayant été dissimulé ; en pareils cas, le point de départ de la prescription ne peut être fixé qu’au moment où les agissements apparaissent.
Or si la victime d’un abus de bien sociaux ou d’un abus de confiance peut ne pas avoir immédiatement connaissance de l’infraction qui la lèse, ce schéma semble difficilement transposable aux violences ayant entraîné une mutilation, une infirmité permanente ou une incapacité temporaire de travail de plus de huit jours – infractions qui font partie de celles qui sont visées par la proposition de loi.
Le mécanisme de prescription actuellement en vigueur tend à protéger les victimes les plus vulnérables.
S’agissant des infractions commises à l’encontre de mineurs, le législateur a d’ores et déjà adopté des règles dérogatoires en matière de prescription. En effet, il est apparu nécessaire de permettre aux victimes mineures d’acquérir la maturité et la force suffisantes pour déposer une plainte et dénoncer des faits indicibles qui peuvent concerner un père, un oncle ou un autre proche.
Ainsi, en 1985, le délai de prescription a de nouveau été ouvert à compter de la majorité de la victime, lorsque l’auteur du crime ou du délit est un ascendant ou une personne ayant autorité sur le mineur.
Ensuite, la loi du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs, défendue par Élisabeth Guigou, a supprimé la condition d’ascendance ou d’autorité de l’auteur de l’infraction sur la victime mineure. Par conséquent, pour tous les crimes et délits visés par la législation relative aux infractions sexuelles, le délai de prescription court seulement à compter de la majorité de la victime mineure.
En 2004, le législateur a allongé les délais de prescription pour les faits de nature criminelle ou correctionnelle aggravés commis sur un mineur : les victimes de telles infractions peuvent déposer plainte dans un délai de vingt ans à compter de leur majorité, de sorte qu’elles peuvent agir jusqu’à ce qu’elles soient âgées de trente-huit ans.
Ces dérogations aux règles de prescription ont été introduites dans l’intention de permettre à un mineur devenu majeur de mieux faire valoir ses droits, notamment lorsque l’auteur des faits est l’un de ses parents ou de ses proches.
Si l’objectif poursuivi répond à la fragilité avérée de l’enfant victime, il n’en demeure pas moins que la procédure engagée, parfois plus de trente ans après les faits, est complexe, longue et difficile, compte tenu de la déperdition des preuves et des difficultés rencontrées pour obtenir des témoignages, notamment lorsque les faits ont eu lieu au sein de la cellule familiale.
Sur le plan de la prescription, assimiler totalement les victimes majeures à des victimes mineures ne va pas de soi, car cette identification reviendrait, en quelque sorte, à infantiliser les premières.
En outre, la mesure proposée par les auteurs de la proposition de loi pourrait constituer un retour en arrière, car l’abrogation des dispositions du code de procédure pénale qui reportent le point de départ du délai de prescription à la majorité conduirait les magistrats à s’interroger sur le degré de conscience de l’infraction qu’avaient toutes les victimes mineures au moment des faits.
Ce système n’est pas satisfaisant et pose un problème de principe, puisque l’on reviendrait sur la protection accordée à ces victimes. En effet, le point de départ du délai de prescription ne serait plus systématiquement reporté pour certaines victimes mineures : celles qui sont proches de la majorité – âgées par exemple de seize ou dix-sept ans – et auxquelles l’infraction sera d’emblée apparue dans des conditions leur permettant d’exercer l’action publique.
Cet effet secondaire de la proposition de loi, potentiellement pervers, constituerait un retour en arrière dans la protection par le législateur des mineurs victimes d’infractions sexuelles. Or je sais bien, madame Dini, que tel n’est pas l’objectif que vous recherchez.
Par ailleurs, le présent texte soulève une difficulté d’ordre constitutionnel. En effet, au-delà des considérations que je viens de présenter, importantes quoique techniques, le report du point de départ du délai de prescription à un moment totalement indéterminé, laissé à la seule appréciation de la victime, poserait un évident problème de conformité à la Constitution.
Ainsi, laisser à la seule appréciation de la victime le point de départ du délai de prescription aurait pour conséquence de créer des différences entre des personnes mises en cause pour des faits commis à la même date et dans les mêmes circonstances.
Bien plus, ce système introduirait des distinctions entre deux victimes placées dans la même situation : l’une se verrait opposer la prescription, tandis que l’autre verrait sa plainte suivie d’effets, simplement parce qu’elle soutiendrait, pour des raisons éminemment subjectives, n’avoir pas été en état de prendre conscience du caractère infractionnel des faits qui auraient été commis à son encontre.
Un tel dispositif porterait atteinte à trois exigences constitutionnelles.
En premier lieu, il contreviendrait aux principes de légalité, d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi pénale.
Le principe de légalité des délits et des peines oblige le législateur, selon le Conseil constitutionnel, à « fixer lui-même le champ d’application de la loi pénale » et à « définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis ». Il se rattache à l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi, fondé sur les articles IV, V, VI et XVI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
En l’espèce, on ne peut, à l’évidence, considérer comme claire et précise une disposition reportant le point de départ du délai de prescription des agressions sexuelles au « jour où l’infraction apparaît à la victime dans des conditions lui permettant d’exercer l’action publique. » De fait, le point de départ serait totalement indéterminé, puisqu’il résulterait de considérations subjectives déterminant la manière dont la victime perçoit son agression.
En deuxième lieu, le dispositif proposé porterait atteinte au principe d’égalité devant la loi et devant la justice.
En effet, selon la perception de la victime, une même infraction pourrait être prescrite dans une affaire et pas dans une autre. Des personnes mises en cause pour des infractions exactement identiques seraient donc traitées différemment : certaines pourraient être poursuivies et condamnées quand d’autres échapperaient à la répression en vertu de la prescription, ce qui serait contraire au principe d’égalité.
Or le Conseil constitutionnel, même en présence de certaines différences, objectives et justifiées, entre deux situations de fait – différences qui n’existent pas forcément dans les cas dont nous parlons –, est particulièrement rigoureux dans l’application du principe d’égalité, notamment pour ce qui concerne le point de départ de la prescription ; il n’hésite pas à censurer des inégalités de traitement disproportionnées.
En troisième lieu, ce dispositif porterait atteinte aux principes de nécessité et de proportionnalité.
Supposons, en effet, qu’une mineure abusée à l’âge de huit ans par son frère de douze ans ne se souvienne des faits qu’à l’âge de soixante ans, et qu’elle décide de déposer plainte, ce qu’elle peut faire dans un délai de dix ans à compter du moment où les faits lui ont été révélés, la proposition de loi permettrait que des poursuites soient engagées contre l’auteur présumé des faits près de soixante-dix ans après la commission de l’infraction alléguée.
Outre les difficultés qui résulteraient d’une telle situation pour produire des preuves, des poursuites de ce genre paraissent manifestement disproportionnées et non nécessaires.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je mesure la souffrance immense, incommensurable, des victimes d’infractions sexuelles, atteintes dans leur chair, dans leur corps et dans leur âme, comme les auteurs de la proposition de loi le soulignent très justement dans l’exposé des motifs.
Cependant, il est particulièrement délicat de toucher à l’économie générale du droit de la prescription, qui est complexe, essentiellement jurisprudentiel et ancien, dans le cadre d’une proposition de loi portant sur un seul domaine du droit pénal.
En outre, les poursuites engagées de très nombreuses années après les faits pourraient être affaiblies par le dépérissement des preuves.
La recherche d’une aléatoire réparation judiciaire ne peut se substituer, pour les victimes, à la réparation médicale, à l’accompagnement et à la prise en charge. Si rendre justice à la victime est l’un des fondements de la reconstruction de celle-ci, c’est à la condition qu’une quête inaboutie n’y devienne pas au contraire un obstacle.
Madame Dini, je vous remercie de votre travail et de la visibilité que vous avez donnée à un domaine du droit entaché par le secret : le secret de l’enfance, le secret des familles, le secret de l’inconscient.
Je souhaite vivement que, grâce au travail accompli par M. le rapporteur, par la commission des lois, par vous-même, madame la sénatrice, et par le Sénat tout entier cet après-midi, nous puissions trouver ensemble la voie qui permette de mieux protéger les victimes, ce qui est un très juste devoir, sans porter atteinte aux principes que j’ai rappelés.