Intervention de Joëlle Garriaud-Maylam

Réunion du 28 mai 2014 à 14h30
Prescription de l'action publique des agressions sexuelles — Adoption d'une proposition de loi

Photo de Joëlle Garriaud-MaylamJoëlle Garriaud-Maylam :

Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, combien de femmes et d’hommes ont regretté de n’avoir pas eu la force de dénoncer leur agresseur devant la justice avant que le délai de prescription ne les en empêche ? Certains ont mis des années à réaliser leur drame, parfois occulté dans l’enfance. Cette amnésie paralysant la parole se rompt un jour, bien souvent pour une raison inexplicable. Ces souvenirs, ou plutôt ces cauchemars, jaillissent brusquement dans leur mémoire et reviennent les hanter. Mais il est trop tard !

À l’automne 2013, le cas de Cécile T. avait ému la France entière. Cette victime de viols présumés n’était sortie de l’amnésie dans laquelle elle s’était enfermée qu’après trente-deux ans de thérapie. Son cas avait suscité tant de débats que la Cour de cassation avait été sollicitée. La plus haute instance judiciaire avait cependant refusé de repousser le délai de prescription en matière de crime sexuel.

Je souhaite faire un bref rappel des fondements de la prescription dans notre état de droit.

Avant 1989, l’article 7 du code de procédure pénale se contentait de fixer à dix années révolues la prescription de l’action publique en matière de crimes, le point de départ de ce délai étant le jour où le crime avait été commis. L’article 8 du même code se contentait, pour sa part, de fixer à trois années le délai de prescription en matière de délits et renvoyait à l’article 7 pour les distinctions spécifiées.

La loi du 10 juillet 1989 relative à la prévention des mauvais traitements à l’égard des mineurs et à la protection de l’enfance a ajouté un alinéa à l’article 7 susvisé, précisant que le point de départ du délai était reporté à la majorité de la victime dans le cas où celle-ci aurait été mineure au moment des faits et où le crime aurait été commis par un ascendant ou par une personne ayant autorité sur elle.

Le report du point de départ du délai de prescription de l’action publique a été généralisé à l’ensemble des crimes commis contre les mineurs, et étendu également à de plus nombreux délits commis contre des mineurs, désormais expressément visés. Le délai de prescription a, en outre, été allongé à dix ans pour certains délits lorsque la victime est mineure, notamment les agressions sexuelles sur mineur âgé de quinze ans par ascendant.

La justification première du principe même de la prescription tient au dépérissement des preuves et au risque d’erreur judiciaire qui en résulte.

Dans un domaine où les éléments physiques – blessures, traces biologiques ou autres – s’altèrent rapidement, il est souvent particulièrement difficile d’apporter la preuve de l’infraction plusieurs années après les faits, au moyen des techniques modernes d’investigation, telles que la comparaison ADN, le relevé de traces par rayonnement lumineux, la révélation de taches de sang, si des relevés d’indices n’ont pu être effectués immédiatement.

Face aux dénégations courantes des personnes suspectées, la grande majorité des enquêtes reposent donc sur l’évaluation de la crédibilité des dires de la victime, par recoupement avec des constatations matérielles, des témoignages ou des éléments indirects. Or ceux-ci dépérissent ou deviennent très imprécis avec le temps.

Du strict point de vue du droit, il est donc impératif que les règles soient claires et connues. Le délai de prescription a un caractère d’ordre public : il est de nature à éviter de plus grands désordres encore que ceux qui ont été initialement causés par la commission d’une infraction.

Aujourd’hui, le délai de prescription de l’action publique est de dix ans pour les crimes, c’est le cas pour le viol ; il est ramené à trois ans pour les délits, dont font partie les agressions sexuelles qui nous concernent particulièrement aujourd’hui ; enfin, il est d’un an pour les contraventions.

Cette répartition connaît des dérogations, notamment en matière d’infractions sexuelles commises sur des mineurs, comme je l’ai évoqué précédemment ; cette exception est liée à l’âge de la victime. Il ne s’agit en aucun cas de contester l’importance du traumatisme subi par les victimes majeures. Mais il est fondamental de comprendre que l’allongement du délai prévu pour les mineurs doit permettre à ceux-ci de dénoncer les faits lorsqu’ils atteignent l’âge adulte et acquièrent la maturité nécessaire pour le faire.

Vous proposez aujourd’hui, chère Muguette Dini, de modifier, non le délai de prescription en tant que tel, mais son point de départ, c’est-à-dire de « donner le temps nécessaire à la dénonciation des faits », comme vous l’avez si bien exprimé, avec une émotion que nous comprenons, dans l’exposé des motifs de votre proposition de loi.

Je me souviens d’une discussion que nous avons eue en 2012 au sujet d’une proposition de loi que vous aviez déposée, déjà, et qui créait une nouvelle dérogation, en assimilant l’agression sexuelle au viol et en alignant le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles sur celui des viols.

Lorsque nous légiférons en matière de prescription – car tel est bien le sujet de fond –, ainsi que le recommandaient déjà en 2007 nos collègues Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Yung, dont je tiens à saluer le travail approfondi, relaté dans un rapport d’information très complet, que vous avez d’ailleurs mentionné, nous devons veiller à la cohérence du droit de la prescription, en évitant des réformes partielles, à la préservation du lien entre la gravité de l’infraction et la durée de la prescription de l’action publique, afin de garantir la lisibilité de la hiérarchie des valeurs protégées par le code pénal, en évitant de créer de nouveaux régimes dérogatoires.

Oui, ces actes, qualifiés d’agressions sexuelles, sont graves, extrêmement graves même, qu’ils aient été commis à l’encontre de mineurs ou de majeurs.

Les traumatismes physiques et psychiques sont si profonds qu’ils engendrent des troubles cognitifs considérables, perturbant la révélation de la vérité. En tant que législateur, nous ne pouvons négliger ces pathologies médicalement reconnues. Toutefois, nous ne pouvons non plus perdre de vue la cohérence de notre arsenal pénal, en l’occurrence de la procédure pénale.

Aussi, ma chère collègue, les membres du groupe UMP ne peuvent souscrire à votre amendement tendant à modifier le point de départ du délai de prescription et à le fixer au jour où la victime porte plainte, ni même à votre proposition initiale de ne faire courir ce délai « qu’à partir du jour où l’infraction apparaît à la victime dans des conditions lui permettant d’exercer l’action publique. »

En revanche, la proposition de M. le rapporteur d’allonger de manière exceptionnelle le délai de prescription de l’action publique constitue, selon nous, une idée très intéressante, que nous soutiendrons.

Ainsi, les victimes d’agressions sexuelles très douloureuses qui ont trop longtemps, trop souvent été ignorées, méprisées, au point que certaines d’entre elles ont parfois été considérées, ou se considéraient elles-mêmes, comme partiellement responsables, trouveraient le temps nécessaire pour dévoiler ces secrets enfouis si profondément.

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