Intervention de Brigitte Debernardy

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 22 mai 2014 : 1ère réunion
Violences dans les armées — Audition de Mme Brigitte deBernardy contrôleur général des armées et du général d'armée didier bolelli inspecteur général des armées

Brigitte Debernardy, contrôleur général des armées :

Le 6 mars 2014, le ministre de la Défense a indiqué qu'il ne saurait tolérer des agissements allant à l'encontre des valeurs de notre société et d'une armée comme la nôtre, dans le contexte d'une exigence, comme vous l'avez rappelé Madame la Présidente, de « tolérance zéro ». Il a demandé qu'un plan d'action soit élaboré, associant prévention, mesures de transparence, sanctions et accompagnement. Nous avons mené nos investigations pendant un mois, pour cerner les vrais problèmes et démêler le vrai du faux. Nous intervenions dans un domaine sensible, où il est parfois difficile de libérer la parole et où les victimes ont des attentes vis-à-vis de l'institution dont elles espèrent de la reconnaissance, les sanctions ayant un rôle répressif, réparateur et dissuasif. Nous allons exposer le cadre de notre enquête, la méthodologie retenue, nos constats et nos recommandations ainsi que les décisions déjà prises par nos autorités.

Général d'armée Didier Bolelli. - Le cadre de notre enquête, d'abord : le phénomène des violences sexuelles dans l'armée reste difficile à cerner. L'absence de statistiques et la diversité des procédures selon les armées compliquent la tâche de collecte d'informations. Il nous était demandé de nous pencher sur les affaires référencées, d'en resituer le contexte pour repérer les fragilités du système et améliorer la prévention et, enfin, d'analyser les canaux de transmission de l'information, afin d'éviter que les victimes ne restent isolées ou ne soient réduites au silence. Nous avons mené un grand nombre d'entretiens dans des délais contraints (cinq semaines), entendu les autorités d'enquête, les intervenants de la chaîne juridique, mais aussi l'ensemble des acteurs de terrain, médecins, assistantes sociales, etc. L'audition de l'Inspecteur général de la police nationale, en charge de cette problématique dans une institution similaire - hiérarchie et port de galons - nous a également apporté un éclairage extérieur au milieu de la Défense. Nous avons concentré notre champ d'étude sur la mixité dans les armées et les relations de travail.

Concernant la méthodologie de notre enquête, il était indispensable d'aller sur le terrain pour connaître le cadre de vie et de travail des personnels. Notre enquête se situait dans le cadre de l'activité professionnelle, sans prendre en compte, par exemple, les violences conjugales. Une grande partie du personnel militaire vit en caserne : nous devions donc enquêter sur ce qu'est la vie courante des militaires sur place. Pour compléter nos observations, nous avons eu accès aux comptes rendus de l'administration centrale et aux procédures internes, notamment la procédure dite « Evengrave », qui fait remonter jusqu'à l'administration centrale tout incident sensible sur le territoire.

Nous avons ainsi visité des unités combattantes des trois armées, un groupement de soutien de bases de défense, un hôpital d'instruction des armées, une direction de services, des écoles ou lycées militaires ainsi qu'un organisme de formation professionnelle. Notre souci était à la fois de libérer la parole pour obtenir des témoignages véridiques et de visiter des établissements représentatifs. La hiérarchie locale s'est montrée coopérative, sans aucune volonté de dissimulation ou de refus de donner suite à nos demandes. Toutes les visites se sont déroulées selon le même schéma. À chaque fois, nous avons commencé par un entretien avec le commandement pour expliquer notre mandat, nos attentes et rappeler les responsabilités de la hiérarchie dans le traitement de ces questions. Ensuite, entretiens avec les acteurs sociaux - assistants de service social, médecins d'unité, référents mixité, représentants syndicaux et l'équivalent pour la population militaire : les présidents de catégories - afin de percevoir l'état d'esprit de la formation visitée, les conditions de cohabitation des différentes catégories de personnels et l'état de la mixité, les difficultés rencontrées, etc. Les tables rondes organisées avec le personnel féminin, civil et militaire, en l'absence de toute hiérarchie, sans considération de grade ni de catégorie, ont permis de libérer la parole. Les hommes ont pu également s'exprimer, en particulier dans les écoles, lors de tables rondes spécifiques. Enfin, la consultation exhaustive des registres tenus dans les formations - registres de permanence et registres de rapports hiérarchiques - a complété notre information sur la vie courante dans les formations visitées, corroborant les déclarations de ceux que nous avions entendus. Des cas sont ainsi apparus, qui n'étaient pas remonté par la voie d'Evengrave, ce qui nous a permis de compléter notre panel de cas. En deux semaines de visites sur le terrain, nous avons rencontré plus de trois cents femmes. Nous avons également visité les lieux de vie des personnels.

Général d'armée Didier Bolelli. - La mixité au sein des armées est aujourd'hui une réalité. Les candidatures de femmes contribuent au maintien des effectifs dans le contexte de l'armée professionnalisée ; l'armée aujourd'hui ne pourrait plus fonctionner sans les femmes. Or cette mixité n'a pas toujours été suffisamment anticipée en termes de concepts d'organisation. À force de ne pas vouloir différencier les personnels - parfois à la demande des personnels féminins soucieux de s'intégrer - on en a oublié la nature humaine : un homme reste un homme, une femme reste une femme. Tout s'est fait « en marchant », au fil des besoins. Dans la vie de garnison ou en opérations extérieures, rien n'avait été pensé pour la mixité. La conception des bâtiments d'hébergement et les conditions d'exercice n'ont pas été pensées à l'origine avec les contraintes de la mixité. Les bâtiments d'hébergement ont subi des aménagements progressifs par l'action vigilante et pragmatique du commandement pour réduire la promiscuité.

Il faut aussi rappeler la problématique de l'hébergement des engagés volontaires dans les casernements placés sous la responsabilité du commandement.

La surveillance des emprises militaires reste difficile. Pour favoriser le recrutement des engagés volontaires, l'armée a fait valoir des conditions de vie attractives, garantissant notamment un espace privatif... qui reste néanmoins sous la responsabilité du commandement local. Le règlement intérieur, les normes de sécurité et de discipline ainsi que les rondes aléatoires ne suffisent pas à garantir une sécurité parfaite, surtout lorsque des activités festives ont lieu. Les débordements sont faciles. Les jeunes militaires sont des jeunes ; et l'alcool est un problème qui touche tous les jeunes. Nombre d'affaires se sont déroulées dans ces lieux privatifs, hors des heures de travail mais, je le répète, dans une enceinte placée sous la responsabilité du commandant. Ces jeunes militaires considèrent ces lieux comme privatifs alors que ce sont bien des enceintes militaires. Les zones privatives restent des « zones grises », il est difficile de les conserver entièrement sous contrôle.

L'autre constat est le manque de statistiques sur le harcèlement et les violences sexuelles dans l'armée. La procédure Evengrave n'est pas parfaitement maîtrisée dans le domaine qui nous occupe. Elle est adaptée à des accidents sur le terrain, des accidents de véhicule ou des problèmes d'arrestation dont les chefs d'état-major doivent être avertis. Elle ne suffit pas, en revanche, pour qualifier les faits, prendre des mesures conservatoires et des mesures d'accompagnement.

Comme dans la vie civile, la dénonciation des faits ne va pas de soi. Les statistiques nationales en témoignent. Les mêmes réticences se font sentir dans l'institution militaire. Les victimes ne veulent pas ou ne peuvent pas alerter le commandement et utiliser les relais existants. Souvent, les personnels militaires ne connaissent pas leurs droits. Comme autorité, nous pouvons, le contrôleur général Debernardy ou moi-même, théoriquement être saisis par n'importe qui au sein des armées, en dehors de la voie hiérarchique, mais c'est rarement le cas. Même durant les semaines de notre enquête, au cours des tables rondes, nous n'avons pas été saisis, alors que notre enquête, pourtant, était médiatisée. Néanmoins, nos interlocuteurs ont manifesté un vif intérêt pour l'existence d'une voie d'alerte indépendante, dégagée de la voie hiérarchique.

Autre difficulté constatée, les sanctions ne sont pas harmonisées entre les armées. Elles sont souvent tardives, ce qui les empêche de jouer leur rôle préventif et éducatif. Cela suscite chez les victimes un sentiment d'injustice. Un changement s'impose. Il faut aussi systématiser l'accompagnement psychologique, répondre aux attentes des victimes en termes de reconstruction et de poursuite de carrière. Certaines préfèrent quitter l'unité, d'autres souhaitent que les agresseurs en soient éloignés. Mais il ne faut pas imposer de règle à cet égard : la victime doit choisir ce qui est le mieux pour lui permettre de se reconstruire.

Dans nos recommandations, nous avons insisté sur la nécessité d'affirmer solennellement la prohibition du harcèlement moral et sexuel, en inscrivant cette interdiction dans les textes statutaires, dans le code de la défense, sur le modèle de ce qui a été fait dès 1983 pour la fonction publique. La deuxième idée est qu'il est indispensable de faire connaître leurs droits aux militaires, qui sont un peu démunis sur ce plan. La création d'une cellule particulière, joignable par téléphone et par messagerie, y contribuera. Il faut également inscrire cette interdiction dans le « code du soldat », petit document de l'armée de terre que les autres armées ont été priées d'imiter, et qui retrace les grands principes de la conduite du militaire.

Les Américains ont un peu le même système, avec les numéros de téléphone indiqués sur ce document. Nous allons nous en inspirer.

Il convient, en troisième lieu, d'améliorer la procédure Evengrave. Le libellé des comptes rendus est parfois difficile à comprendre. Qu'une personne ait été « violentée », par exemple, signifiait au XIXème siècle qu'elle avait été violée ; aujourd'hui le sens de ce mot est moins clair, et dans le cas auquel je pense il ne s'agissait finalement que d'une bousculade un peu brutale, non d'une agression sexuelle. Le document qui régit cette procédure imposera plus de clarté dans les termes et les catégories employés. Les comptes rendus seront faits de manière à simplifier le traitement de ces événements, sans ambiguïté.

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