Intervention de Anne-Marie Pichon

Commission spéciale sur la lutte contre le système prostitutionnel — Réunion du 28 mai 2014 : 1ère réunion
Auditions de mmes maryse tourne présidente et anne-marie pichon directrice association ippo de mmes alice lafille chargée de développement et des questions de violence et du droit des étrangers et krystel odobet animatrice de prévention auprès des personnes qui se prostituent via internet association griselidis et de M. Antoine Baudry animateur prévention et mmes joy oghenero étudiante et karen drot association cabiria

Anne-Marie Pichon, directrice de l'association Ippo :

Le point le plus médiatisé de la proposition de loi se trouve au chapitre IV. J'ai lu de nombreuses études sur les effets de la disposition qu'il contient, expérimentée en Suède depuis 1999 : aucune ne lève les interrogations qu'elle suscite. La Belgique et le Danemark ont refusé de s'engager dans cette voie. Faudra-t-il dix ans pour arriver, en France, à la même conclusion ? Interdire l'achat d'une prestation sexuelle méconnaît la liberté des adultes à disposer de leur corps - sous réserve qu'ils y consentent sans contrainte ni violence. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme s'y oppose. Nous venons en outre d'adopter un plan d'action national de lutte contre la traite des êtres humains, dont l'évaluation a été confiée à la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH).

Cette proposition de loi entend lutter contre la traite des êtres humains et le proxénétisme, mais aussi améliorer l'accompagnement des personnes qui en sont victimes. L'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) préconise de faire des recherches sérieuses avant toute nouvelle loi afin qu'à la diversité du phénomène prostitutionnel ne soit pas opposée une solution unique, et que les personnes prostituées ne soient pas contraintes à davantage de clandestinité. Le travail de terrain que nous menons depuis dix ans, en lien avec la recherche universitaire, rend notre audition par la représentation nationale légitime. Nous ne parlons pas au nom ni à la place des personnes prostituées. Comme le dit Guillaume Le Blanc, philosophe avec qui nous travaillons, nous essayons de faire en sorte que des vies fragilisées le soient un peu moins.

Plutôt que de trancher le débat entre abolitionnisme, réglementarisme et prohibitionnisme, nous souhaitons mettre en lumière les enjeux multifactoriels dans lesquels se trouvent enfermées les personnes prostituées. La prostitution soulève de nombreuses questions sur la traite des êtres humains et les réseaux d'exploitation, sur l'immigration, choisie ou forcée, sur les rapports de domination sexuelle ou sociale, sur la reconnaissance des usages du corps, sur la sexualité dans la société mais aussi sur le respect de la dignité humaine, la liberté de choix et la capacité à s'extraire des contraintes sociales, culturelles, juridiques et économiques, sur l'accès au droit et à la santé et, enfin, sur les besoins fondamentaux et l'identité.

La prostitution revêt de multiples formes : subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille sans dépendre de quiconque, être sous l'emprise d'un proxénète ou être victime de la criminalité organisée sont des situations bien différentes. Les personnes soumises à la traite sont réduites au silence et ne peuvent être entendues sur une proposition de loi qui pourtant les concerne. Ce sont essentiellement des femmes d'Afrique subsaharienne anglophone et des pays d'Europe de l'Est. Sur notre file active de 582 personnes en 2013, 94,5 % sont des femmes, 5 % des travestis ou transsexuels, et 0,5 % des hommes ; 90 % sont d'origine étrangère. Les femmes d'Afrique subsaharienne anglophone représentent 43,5 % des victimes de traite des êtres humains. Toutes ont été ou sont dans un réseau d'exploitation sexuelle ; 28 % sont originaires d'Europe de l'Est, essentiellement de Bulgarie. Nous présumons que la majorité d'entre elles sont exploitées sexuellement, soit entre 50 % et 70 % de notre file active - loin des 90 % souvent évoqués.

La proposition de loi comporte néanmoins des propositions intéressantes, mais qui doivent être retravaillées en profondeur comme le chapitre II relatif à la protection des victimes de la prostitution et à la création d'un parcours de sortie. L'article 2 crée notamment une instance chargée d'organiser et de coordonner l'action en faveur des victimes. Nous proposons de généraliser les partenariats souples entre acteurs associatifs et institutionnels comme celui que nous avons mis en place à Bordeaux.

L'article 3 instaure un « parcours de sortie de la prostitution » pour les victimes qui en font la demande auprès d'une association compétente agréée. Nous préférerions parler de « parcours d'insertion sociale et professionnelle ». Nous proposons un tel accompagnement aux personnes prostituées depuis 2003. Il s'agit d'un processus de très long terme, qui ne peut se faire sans création préalable d'un lien, destiné à contrebalancer l'influence du réseau d'exploitation. C'est un travail quotidien, qui doit respecter le temps des personnes. Nous souhaitons organiser une rencontre à Bordeaux en 2014, avec d'autres associations, comme Griselidis et Cabiria, sur la thématique de l'insertion, car nous avons beaucoup à échanger et à inventer dans ce domaine.

Je m'interroge sur les conditions d'agrément des associations qui sont prévues à cet article. En aucun cas une association ne saurait revendiquer une sortie de la prostitution à la place d'une personne. Chacun est sujet de son histoire et de sa vie.

L'article 4 crée un fonds pour la prévention de la prostitution, alimenté notamment par les recettes provenant de la confiscation des biens et produits de l'exploitation. Nous souhaitons que cet article prévoie l'indemnisation des victimes de proxénétisme ou de traite, via la Commission d'indemnisation des victimes d'infraction (Civi), afin de rendre aux personnes prostituées le produit de leur exploitation.

L'article 6 prévoit la délivrance d'une autorisation de séjour de six mois pour les personnes qui s'engagent dans le parcours de sortie. Or la prostitution n'est pas une activité illégale. Cette disposition ne tient pas compte de la réalité : il est impossible d'obtenir un contrat de travail avec un titre de séjour si court. Un titre de séjour d'un an renouvelable avec autorisation de travail serait plus opportun.

Les demandeuses d'asile n'ont pas le droit de travailler tant que dure la procédure ; elles ne peuvent alors rembourser leur dette aux réseaux d'exploitation. Le plan d'action national de lutte contre la traite rend possible l'admission au séjour des personnes qui ne peuvent dénoncer leur proxénète ou collaborer avec les autorités judiciaires. Nous nous en réjouissons. Nous travaillons depuis 2003 dans ce cadre : les régularisations ne se font qu'au cas par cas. Nous accompagnons celles qui acceptent de témoigner anonymement. Mais l'instruction est longue et ne donne pas droit à un titre de séjour, ce qui expose les personnes à l'emprise du réseau. Une admission au séjour rendrait notre accompagnement plus efficace.

A la lecture de la proposition de loi, nos interrogations portent sur le sort réservé aux conclusions du rapport de l'IGAS de 2012, aux 33 propositions du rapport d'information sénatorial de 2013 et aux propositions du plan d'action national de lutte contre la traite des êtres humains pour 2014-2016. Un travail de réflexion approfondi doit être entrepris, qui redonne la parole aux associations travaillant au quotidien avec toutes les personnes en situation de prostitution, sous toutes ses formes, mais aussi aux universitaires.

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