Vous m'avez nommé rapporteur de la proposition de loi de Leila Aïchi proposant d'instaurer le 21 septembre comme journée des morts pour la paix et la liberté d'informer, afin d'honorer les travailleurs humanitaires et les journalistes ayant payé de leur vie leur souci de soulager la misère de leurs frères ou leur volonté de servir la liberté d'expression. La question posée n'est ni juridique ni technique mais politique.
Cette proposition de loi nous est transmise dans le cadre de l'ordre du jour réservé au groupe écologiste. La révision constitutionnelle de 2008 a favorisé l'initiative parlementaire : même si les trois quarts des propositions de loi n'arrivent pas à leur terme, trente propositions sénatoriales ont été examinées depuis le début de la session.
En cette année 2014 si particulière, nous pouvons nous accorder sur l'importance du travail de mémoire pour honorer le passé et resserrer les rangs de la communauté nationale mais aussi pour éclairer l'avenir. Les symboles ont leur force. Les gestes comptent, car ils sont éloquents.
Le tribut payé par les travailleurs humanitaires et les journalistes est très lourd en ces temps de conflits violents sur tous les continents. Les travailleurs humanitaires rendent un immense service aux 27 millions de personnes déplacées et aux 10 millions de réfugiés, ainsi qu'à tous ceux qui souffrent de faim chronique - une personne sur six. C'est ce qui les rend vulnérables. Près de 700 seraient morts entre 1990 et 2000, qu'ils oeuvrent dans les organisations internationales, les ONG, ou les associations, avec les moyens de l'ONU ou de l'Union européenne - qui avec ses États membres fournit plus de la moitié de l'aide mondiale.
Les journalistes jouent un rôle crucial au service de l'information qui, au-delà d'une liberté, est souvent le seul moyen d'alerter l'opinion publique et la communauté internationale et d'ouvrir la voie à l'action. Ils sont des cibles. Selon Reporters sans frontières, 71 journalistes ont été tués dans l'exercice de leurs fonctions en 2013 (surtout en Syrie, Somalie et Pakistan), 87 ont été kidnappés (au Moyen-Orient, Afrique du Nord et Afrique sub-saharienne) et 178 sont emprisonnés à ce jour (en particulier en Chine, Érythrée, Turquie, Iran et Syrie). L'assassinat récent de Camille Lepage en Centrafrique et celui de deux journalistes de RFI au Mali en novembre dernier confirment ce sombre tableau. Sans parler de ceux qui sont retenus en otage.
Notre commission chargée de la défense a conscience des délicates questions que soulève l'indispensable présence des journalistes sur les théâtres d'opérations militaires, notamment parmi les forces armées chargées de leur protection. Soyons francs, l'incompréhension n'est pas rare entre ces deux mondes. Nous nous souvenons des risques encourus par la cinquantaine de journalistes à Gao au début de l'opération Serval, qui ont été protégés, et même évacués, par nos soldats. Et si les groupes terroristes avaient eu le dessus ? Jusqu'où aller pour informer ? Comment concilier liberté de la presse et sécurité des personnes et des forces de protection ? Ces questions dépassent largement le cadre de la proposition de loi.
Comme la commission Kaspi de 2008 l'a montré, nous assistons à une inflation commémorative. L'ONU a consacré 127 journées internationales aux sujets les plus divers, dont la radio (13 février), la liberté de la presse (3 mai) et les travailleurs humanitaires (19 août). À l'initiative de la France, une journée contre l'impunité des crimes contre les journalistes, le 2 novembre, a été instaurée à la suite de l'attentat contre les deux journalistes de RFI l'année dernière, sans parler de la journée de la paix du 21 septembre. La multiplication nuit à la hiérarchisation : comment mettre sur le même plan la commémoration des victimes de la Shoah et la journée de la langue chinoise ? Le calendrier national est lui aussi encombré : outre les journées de la femme ou des droits de l'enfant, il compte douze dates, dont la moitié instaurées récemment, comme le 19 mars pour les victimes en Algérie, Maroc et Tunisie, en 2012, et le 27 mai, journée nationale de la résistance, en 2013. C'est à l'occasion d'une loi sur le 11 novembre que Mme Aïchi, dont je salue la constance, avait eu l'idée de cette journée. Avec les journées de l'obésité, de l'audition, de lutte contre l'homophobie, de la sécurité routière ou des gens du voyage, nous arrivons à des centaines de dates par an. La conséquence en est la banalisation, l'affadissement, voire le risque - absent bien sûr de cette proposition - de communautarisation, les hommages finissant par diviser au lieu de rassembler.
La proposition de loi, enfin, est faiblement normative. Il existe déjà une journée internationale pour les intervenants humanitaires et plusieurs pour la presse. La proposition de loi fusionne les hommages à ces deux catégories, habituellement distinctes. Sans jour férié ni obligation de manifestations pédagogiques, sa portée est symbolique.
Je vous propose la position suivante : affirmer l'importance du travail d'hommage et de commémoration ; rendre un hommage appuyé aux70 humanitaires et 70 journalistes tués chaque année ; à cause des effets négatifs de l'inflation commémorative, ne pas augmenter le nombre de jours légaux de commémoration et d'hommage ; proposer que notre représentation permanente auprès des Nations unies suggère ce thème pour une prochaine « journée de la paix » de l'ONU, ce que la sous-direction des droits de l'homme au ministère des affaires étrangères considère, d'après une première analyse, à confirmer naturellement, comme envisageable.
Je vous rappelle que si nous n'adoptons pas un texte en commission, c'est celui de Mme Aïchi qui sera discuté en séance publique.