Intervention de Mireille Delmas-Marty

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 4 juin 2014 : 1ère réunion
Prévention de la récidive et individualisation des peines — Audition de Mme Mireille delMas-marty professeur honoraire au collège de france

Mireille Delmas-Marty, professeur honoraire au Collège de France :

À en croire la presse, tout a déjà été dit sur ce projet de loi, en particulier lors des discussions à l'Assemblée nationale. Je suis pleinement d'accord avec l'état des lieux et le diagnostic : la politique pénale conduite depuis dix ans a échoué face au problème majeur qu'est la récidive. Sa philosophie était simple : elle articulait la confiance dans la prison et une certaine méfiance vis-à-vis du juge, supposé trop laxiste ; ses solutions, également simples, ont été de durcir les peines en privilégiant la prison et de réduire la marge d'appréciation du juge par l'instauration des peines-plancher ; son résultat : la surpopulation carcérale, qui peut conduire à des violations de la convention européenne des droits de l'homme, lorsque les conditions de détention ne sont pas dignes. L'étude d'impact cite d'ailleurs une décision prise récemment contre la France par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), considérant comme applicable l'article 3 de la convention sur les traitements inhumains ou dégradants. Les conséquences de cette surpopulation sont d'autant plus graves que le taux de récidive a augmenté. Des aménagements de peine ont bien été adoptés, mais se sont révélés d'application difficile.

La politique du « tout carcéral », censée être la plus réaliste, est une illusion. L'échec ne tient pas à l'indifférence du législateur : on a au contraire assisté à une véritable frénésie législative, en réagissant à chaque fait divers par une loi - une potion magique qui ne marche pas toujours...

Le projet de loi rompt avec cette politique en ce qu'il propose de procéder par étapes et en évaluant régulièrement les résultats. Il se donne des objectifs précis : « construire un droit de la peine lisible et cohérent » et « mettre en place un régime d'application des peines efficace ». Ils impliquent de sortir du « tout carcéral », de supprimer les peines-plancher et, troisième axe défini par le rapport, d'insister sur la personnalisation des peines. Ce souci avait inspiré les travaux de la commission de révision qui, sous la direction de Robert Badinter, avait débouché sur le code pénal de 1994, même si nous avions préféré le terme de personnalisation à celui d'individualisation parce que nous avions prévu la responsabilité pénale des personnes morales. Si nous étions déjà conscients de la nécessité de dissocier le prononcé de l'exécution de la peine, nous n'étions pas allés jusqu'à préconiser, comme le fait le projet, la césure du procès. Cette intéressante proposition suppose un changement de culture : séparer la question de la culpabilité de celle de la personnalité du délinquant, en fonction de laquelle la peine sera déterminée, mais qui ne doit pas intervenir dans le jugement sur la culpabilité.

Reste la timidité de la mesure phare : la fameuse contrainte pénale, qui aurait vocation à devenir, dans le cadre d'un changement plus systématique de politique pénale, la peine principale applicable à tous les délits, de même que la réclusion criminelle l'est aux crimes et les amendes aux contraventions. Les débats portent actuellement sur sa limitation aux délits passibles au maximum de cinq ans d'emprisonnement, mais on pourrait aussi agir en plusieurs temps, quitte à élargir la mesure après une évaluation.

Ma principale critique porte sur la rétention de sûreté : le droit de la peine ne sera pas lisible et cohérent tant que cette question sera occultée. Il est certes nécessaire d'affirmer une conception de la peine qui n'oppose pas mais associe sanction et protection de la société d'une part, sanction et réinsertion de l'autre.

Il est utile de prévoir une nouvelle définition de la peine destinée à s'inscrire en tête du code pénal. Son article 130-1 énoncerait, selon l'article 1 du projet de loi : « Afin de protéger la société, de prévenir la récidive et de restaurer l'équilibre social dans le respect des droits reconnus à la victime, la peine a pour fonction de sanctionner le condamné, de favoriser son amendement, son insertion ou sa réinsertion ».

Encore faut-il assurer la cohérence de l'ensemble du code pénal ; or cette définition y rend visible des incohérences, liées notamment à la rétention de sûreté. Celle-ci relève d'une philosophie radicalement différente de celle de l'article 130-1 proposé : elle ne promeut plus une justice rétributive, puisqu'elle abandonne le couple culpabilité-responsabilité au profit d'une justice prédictive reposant sur le couple dangerosité- neutralisation. Ce changement de philosophie conduit à instaurer un diagnostic de dangerosité distinct de la preuve de la culpabilité, sans présomption d'innocence ni preuve contraire. Or il n'est jamais possible d'exclure toute éventualité de récidive : un tel diagnostic ignore la part d'indétermination propre à l'homme, et oublie que la liberté fonde la responsabilité. Comment croire que cette mesure développera le sentiment de responsabilité indispensable à la réinsertion ?

Si l'on veut redonner cohérence à l'ensemble du code pénal, il convient de clarifier les notions de peine et de mesures de sûreté. Le projet adopte implicitement sur ce point une réponse dualiste : comme l'a souligné le Conseil constitutionnel, la rétention de sûreté n'est ni une peine ni une sanction ; mais reconnaissant dans le même temps que cette logique est difficile à soutenir au vu de sa nature privative de liberté, de la durée de la privation, de son possible renouvellement sans limite et du fait qu'elle est prononcée après une condamnation par une juridiction, il en a déduit que son application rétroactive serait contraire à la Constitution.

Pour qui veut réfléchir sur la cohérence du droit de la peine, mieux vaut se tourner vers la jurisprudence de la CEDH dans plusieurs affaires allemandes des années 2009-2011 : elle a requalifié de peine ce que les Allemands appellent « internement de sûreté », et y a imposé des garanties. Or l'étude d'impact qui vous est présentée n'évoque pas cette jurisprudence. Elle conduirait pourtant à une réponse plus pertinente : la réponse moniste assimilant les mesures de sûreté et les peines, qu'avait adoptée la commission présidée par Robert Badinter. Encore faudra-t-il prendre en compte les conditions réalistes posées par la CEDH jusque dans l'application des droits de l'homme : pour atteindre l'objectif de prévention de la criminalité, il faudrait « un niveau élevé de soins, une équipe pluridisciplinaire, un travail intensif à caractère individuel avec les détenus » en vue de la libération qui « doit constituer une possibilité réelle ». La Cour reconnaît que le travail avec cette catégorie de détenus supposés dangereux constitue le plus grand défi auquel doit faire face le personnel pénitentiaire.

Dans son avis du 6 février 2014, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté souligne les interrogations que suscite la mesure de rétention de sûreté. Il ne sera pas possible avant 2023 d'évaluer les implications de la loi de 2008, mais celle de 2010 autorise une mesure analogue : entre 2011 et 2013, quatre personnes ont été placées en rétention de sûreté dans des centres socio-médico-judiciaires pour n'avoir pas respecté leurs obligations au titre de la surveillance de sûreté. Le Contrôleur général est très critique sur l'organisation de ces centres qui, dit-il, ne devraient pas être conçus comme des mouroirs ou des déchetteries humaines, et qu'une série de carences empêchent de devenir des outils de guérison. Il montre aussi les incertitudes actuelles sur les principes et appelle à une sérieuse réflexion sur le bien-fondé de la mesure au regard du droit pénal.

L'occasion s'offre au Parlement de procéder à cette réflexion et d'en tirer une troisième réponse, qui ne soit ni moniste ni dualiste : abroger la loi de 2008. Il serait absurde de crier au laxisme puisque cette loi n'a jamais été appliquée et qu'elle est vraisemblablement inapplicable au regard des principes français et européens. N'attendons pas une condamnation de la CEDH.

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