Mes chers collègues, je suis heureux d'accueillir, en votre nom, le professeur Hermann Simon, qui vient tout spécialement de Bonn pour nous rencontrer.
J'ai souhaité sa présence devant notre délégation d'abord parce qu'il est un expert de la stratégie et du marketing, président fondateur d'un grand cabinet de consultants. Mais plus encore parce qu'il a co-écrit, voilà quelques mois, un ouvrage dont la lecture m'a marqué et qui s'intitule Les champions cachés du XXIe siècle. J'en ai gardé le sentiment d'une étude très fine des petites et moyennes entreprises allemandes, leaders sur leur marché, et une analyse intéressante des raisons pour lesquelles elles sont aussi performantes ; au premier rang desquelles figure l'investissement dans la robotique, qui me paraît l'un des enjeux majeurs de la réindustrialisation de l'Europe, notamment de la France.
Mais je ne voudrais pas dévoiler davantage le contenu de son propos et, en le remerciant très sincèrement de sa présence aujourd'hui, je lui laisse bien volontiers la parole.
M. Hermann Simon, président de Simon-Kucher & Partners, auteur de l'ouvrage Les champions cachés du XXIe siècle. - Monsieur le président, messieurs les sénateurs, je veux vous dire combien je suis honoré de votre invitation, que j'apprécie d'autant plus que j'ai, avec la France, une relation toute particulière, et ce depuis longtemps.
J'ai intitulé la présentation Powerpoint que je vais vous projeter Les champions cachés : l'avant-garde de Globalia et l'élite du Mittelstand allemand.
Globalia est le nom que je donne au monde globalisé du futur. Il offre des opportunités de croissance illimitées, comme le montre l'évolution des exportations par habitant entre 1900 et 2012. En 1900, elles étaient quasiment nulles. Il a fallu quatre-vingt ans pour qu'elles parviennent à 400 dollars par habitant. Elles ont ensuite doublé en vingt ans, et quasiment triplé au cours des douze dernières années.
Si nous étudions le niveau auquel se situent les exportations des principaux pays au cours de la décennie 2003-2012, nous observons que la Chine est déjà à la première place, l'Allemagne deuxième, juste devant les États-Unis. La France occupe la cinquième position.
Examinons maintenant un graphique représentant les exportations par habitant sur cette même période 2003-2012, ce qui est davantage révélateur de la performance de chaque pays. L'Allemagne atteint une valeur extrême de 145 347 dollars, soit un montant presque deux fois plus élevé que celui de tous les autres grands pays, France incluse.
En réalité, qui exporte ? Le professeur Marc Melitz, enseignant à Harvard et considéré comme un possible candidat au prix Nobel, a introduit une nouvelle perspective de commerce international. Il a déclaré : « Seules les entreprises les plus solides exportent. » Cela signifie aussi que l'État n'exporte pas.
Quelles sont les entreprises qui déterminent le succès à l'exportation ? Les écarts de performance ne sont-ils le fait que des plus grandes d'entre elles ? Dans la plupart des pays, le nombre d'entreprises nationales figurant dans la liste des cinq cents entreprises mondiales classées selon l'importance de leur chiffre d'affaires - le Fortune Global 500 - explique en effet le niveau d'exportation. Mais il y a deux exceptions : les leaders de l'exportation que sont la Chine et l'Allemagne.
Ces deux pays ont un point commun et une grande différence par rapport au reste du monde : 68 % des exportations chinoises sont réalisées par des entreprise de moins de deux mille salariés ; environ 70 % des exportations allemandes proviennent des entreprises du Mittelstand, particulièrement de celles que j'appelle les « champions cachés ». Ces champions cachés constituent la meilleure explication de la performance de l'Allemagne à l'exportation.
Un champion caché est une entreprise qui se définit ainsi : elle se classe parmi les trois meilleures de son marché à l'échelle mondiale ou occupe la première place sur son continent ; elle dégage un chiffre d'affaires inférieur à 5 milliards d'euros ; elle est peu connue du grand public. Le chiffre d'affaires moyen des champions cachés, dont les effectifs sont un peu plus étoffés que ceux des entreprises de taille intermédiaire (ETI), s'élève à 325 millions d'euros.
Dans le monde, j'ai identifié 2 734 champions cachés, dont 1 307, soit 48 %, sont allemands. En France, j'en ai recensé 135. Le nombre de champions cachés par million d'habitants est beaucoup plus élevé en Allemagne que dans tout autre pays. L'Allemagne en compte 16, la France seulement 2,1. Cela explique en grande partie l'écart de performance en termes d'exportations. La Suisse et l'Autriche suivent l'Allemagne de près, les trois pays ayant la même structure économique.
Nous pouvons donc tirer un premier enseignement. Globalia offre des opportunités de croissance illimitées. Pour exceller à l'exportation, un pays ne peut s'appuyer sur les seules grandes entreprises, il a aussi besoin d'entreprises de taille moyenne de premier plan, en particulier de champions cachés.
Qu'est-il nécessaire de mettre en place pour obtenir un tissu de champions cachés au sein de son économie ?
Tout d'abord, un pays se doit d'être innovant. Observons le nombre de brevets européens par million d'habitants déposés au cours de la décennie 2003-2012. L'Allemagne occupe la première position, avec 1 590 brevets. La France dépose environ moitié moins de brevets, l'Italie, un quart, le Royaume-Uni, un cinquième. Les chiffres mettent également en lumière la tragédie économique et industrielle vécue par l'Espagne, le Portugal, la Grèce et la Russie, qui ne déposent respectivement que 79, 23, 23 et 3 brevets par million d'habitants.
Ensuite, un pays doit disposer de capacités manufacturières. Si nous étudions le rapport entre les capacités manufacturières et la balance commerciale, qui est égale à la différence entre les exportations et les importations, un constat s'impose : plus vous produisez, plus vous pouvez exporter et moins vous avez besoin d'importer.
En Allemagne, la part de la production manufacturière dans le produit intérieur brut est à peu près deux fois supérieure à celle de la France, du Royaume-Uni et des États-Unis. Il existe une différence fondamentale entre la production et les services au regard de la répartition spatiale des emplois. Le groupe hôtelier Accor, par exemple, crée de nombreux emplois. Mais où donc ? À Pékin, Mumbai et Sao Paulo, là où il ouvre de nouveaux hôtels. Dans le secteur manufacturier, vous pouvez créer des emplois au sein du marché intérieur et tout de même profiter de la croissance des pays émergents via les exportations.
Enfin, le coût du travail est un aspect important. Comparons les courbes d'évolution du coût du travail de 2000 à 2012 pour l'Espagne, la France, l'Italie et l'Allemagne. Le graphique parle de lui-même : l'Italie a le coût du travail le plus élevé, suivie de la France, de l'Espagne et de l'Allemagne.
Deuxième enseignement : le succès dans le cadre de Globalia requiert une grande puissance d'innovation, de fortes capacités manufacturières et la compétitivité sur les coûts. Les champions cachés sont les plus efficaces lorsqu'il s'agit de créer ces conditions de succès.
Une autre spécificité des champions cachés est l'existence de clusters industriels, où règne une intense concurrence. En effet, on retrouve souvent plusieurs acteurs majeurs de la même activité industrielle dans la même zone géographique. Ainsi, Faber-Castell, Schwan-Stabilo, Staedtler-Mars et Lycra, spécialistes du crayon à papier, sont tous situés dans la région de Nuremberg. La coutellerie se concentre autour de Solingen. La vallée de la métrologie, c'est-à-dire la fabrication d'instruments de mesure, est à Göttingen. Cette concurrence est la source d'une émulation forte et extrêmement positive entre les acteurs d'une même industrie.
On constate aussi une forte dispersion géographique des champions cachés partout en Allemagne. Ils ne sont pas concentrés dans une seule région, bien que le Bade-Wurtemberg, au Sud-Ouest, en accueille beaucoup. Il n'y a guère que dans l'est de l'Allemagne que la présence des champions cachés est plus réduite.
Les 1 307 champions cachés allemands ont créé 1,2 million de nouveaux emplois au cours des quinze dernières années. Ils enregistrent une croissance de 10 % par an et sont cinq fois plus importants qu'en 1995. Sur la même période, sont apparues plus de deux cents nouvelles entreprises milliardaires en termes de chiffre d'affaires. Les champions cachés se caractérisent par une forte augmentation de leur part de marché mondial et une vague d'innovation massive.
En France aussi le rôle des entreprises de taille intermédiaire est important. Voici ce que l'on peut lire dans l'édition de ce jour du quotidien Les Échos : « Si elles ne représentent que 5 % des entreprises, les ETI assurent 25 % des dépenses en R&D en France. Elles emploient un salarié sur quatre et créeront 16 000 nouveaux emplois de cadre en 2014. Elles constituent une plateforme de la reconquête industrielle française, alors qu'elles sont trois fois moins nombreuses qu'en Allemagne et deux fois moins qu'en Angleterre et en Italie. »
Résumons le troisième enseignement. Des clusters industriels et une forte concurrence interne sont essentiels pour le développement des champions cachés. La décentralisation semble également jouer un rôle important. La contribution des champions cachés à la création de nouveaux emplois et à la croissance économique est énorme.
Les champions cachés articulent leurs stratégies autour d'un certain nombre d'éléments clés, au coeur desquels se dégage un leadership fort avec des objectifs très ambitieux. Les compétences internes primordiales sont l'innovation, la profondeur dans la chaîne de valeur, autrement dit pas d'outsourcing, et des employés très performants. Les compétences externes essentielles sont la focalisation sur un marché étroit, la proximité avec les clients, des avantages concurrentiels décisifs. Et le tout avec une forte orientation à l'international.
Reprenons ces éléments stratégiques clés et illustrons-les par des exemples précis.
Des objectifs ambitieux : Chemetall, leader mondial des métaux spéciaux comme le lithium et le césium, ambitionne d'être le numéro un en technologie et en marketing.
Une forte croissance : Enercon est un acteur clé dans l'éolien, Brose dans les systèmes de portes pour voitures et Leoni dans les systèmes de câbles ; le chiffre d'affaires de ces trois champions cachés se situait autour de 500 millions d'euros en 1995 et oscille aujourd'hui entre 3 et 5 milliards d'euros.
La focalisation sur un marché étroit : c'est l'une des caractéristiques d'Uhlmann, leader de l'emballage pour l'industrie pharmaceutique. Ses responsables se plaisent à rappeler : « Nous n'avons toujours eu qu'un seul client et, à l'avenir, nous n'aurons toujours qu'un seul client : l'industrie pharmaceutique. Nous ne faisons qu'une seule chose, mais nous la faisons bien. » Autre exemple, voici le maître-mot du groupe Flexi, qui produit des laisses souples pour chiens, détient 70 % du marché mondial et est présent dans plus de cent pays : « Nous ne faisons qu'une seule chose, mais nous la faisons mieux que tous les autres. »
La focalisation réduit la taille des marchés. Comment alors augmenter celle des marchés potentiels ? En mondialisant l'activité ! Les champions cachés combinent une spécialisation produit et un savoir-faire avec une capacité de marketing et de ventes à l'échelle mondiale. Ils savent saisir les opportunités de développement qu'offre l'internationalisation du commerce. La société Kärcher, bien connue en France, a bâti sur le long terme un réseau mondial de cent filiales détenues en propres.
Regardons maintenant de plus près les aspects humains, tant pour les employés que pour les dirigeants.
Chez un champion caché, il y a toujours plus de travail qu'il n'y a de bras pour le faire. Le sous-effectif est permanent. Il s'agit d'un très fort levier de productivité ; les employés ont une culture d'entreprise axée sur une forte performance, un niveau de qualification élevé et un turnover faible. La part des employés titulaires d'un diplôme universitaire a plus que doublé au cours des dix dernières années, passant de 9 % à 19 %. Être compétitif dans l'économie mondiale est aujourd'hui une question de qualification plutôt que de coût.
Le système d'apprentissage est extrêmement important en Allemagne. Les champions cachés investissent 50 % de plus que les entreprises allemandes en moyenne. Une économie moderne a besoin non seulement de diplômés universitaires, mais aussi d'ouvriers manuels hautement qualifiés. Je citerai de nouveau l'édition de ce jour des Échos, qui, dans un article intitulé Le blues des techniciens, montre que les techniciens ne se sentent pas assez respectés dans les sociétés françaises. C'est le contraire en Allemagne. Si vous disposez d'employés qualifiés, il est vital de les conserver au sein de l'entreprise.
Les champions cachés ont un turnover très faible, de l'ordre de 2,7 %. La moyenne en Allemagne est de 7,3 %. La France affiche un taux, bien supérieur, de 11 %. Considérez le cas dramatique des États-Unis où un cinquième des employés quittent leur entreprise tous les ans, en emportant leur savoir-faire avec eux.
Venons-en aux dirigeants. Les champions cachés sont à 70 % des entreprises familiales. Leurs dirigeants se caractérisent par une forte identification à leur entreprise et à sa mission. Le style de leadership est ambivalent : autoritaire sur les principes mais participatif et souple quant aux détails. Les P-DG prennent leurs responsabilités à un âge jeune et assurent une grande continuité dans la direction de l'entreprise. Ils restent en poste vingt ans en moyenne ; ceux des grands groupes, à peine plus de six ans.
D'où un quatrième enseignement : les champions cachés ont des stratégies très claires. Des objectifs ambitieux, la focalisation, la mondialisation, la qualification des employés et l'orientation à long terme des dirigeants sont le fondement de leur succès continu.
Pour conclure, je vous propose quelques enseignements pour la France. Il faut que la société française tout entière comprenne les opportunités et les défis proposés par Globalia.
Je suis convaincu que la décentralisation est une condition indispensable pour le développement de l'équivalent d'un Mittelstand en France, pays très, trop, centralisé. Je sais que tout changement en la matière est difficile.
Un deuxième point est l'internationalisation mentale, c'est-à-dire l'échange d'étudiants, les stages internationaux, la bonne connaissance des langues, etc. Mon impression est que la France demeure un pays relativement renfermé sur lui-même.
Il importe de donner plus d'importance à l'apprentissage par rapport à l'enseignement supérieur. Les universités et les grandes écoles seules ne fourniront pas au pays les ouvriers hautement qualifiés qui sont indispensables dans le contexte actuel de concurrence globale. En Corée, 80 % des étudiants sont à l'université : c'est trop. En Allemagne, ils ne sont que 45 % dans ce cas.
En Allemagne, les petites et moyennes entreprises sont très appréciées. J'ai l'impression que, dans la société française, les grandes organisations jouissent d'un plus grand respect. Il faut soutenir les entreprises familiales. Les impôts sur la fortune et les successions limitent la capacité des entreprises familiales à accumuler le capital suffisant pour investir et se mondialiser. Le procès de la mondialisation coûte très cher. Je crains que le livre Le capital au XXIe siècle du professeur Thomas Piketty ne finisse par rendre un mauvais service à la France.
En vue de favoriser l'entreprenariat, il me semble que les spin-offs dérivés des grandes sociétés constituent un grand vivier pour la création de nouveaux champions cachés. Sur les 1 307 champions cachés allemands, une centaine sont des spin-offs dérivés qui de Siemens, qui de Bayer, etc.
Il convient de renforcer l'intensité de l'innovation des entreprises françaises. L'innovation ne doit absolument pas être réservée aux grandes entreprises.
Les ETI et PME françaises auraient tout intérêt à établir des systèmes de ventes directes et de services pour se rapprocher le plus possible de leurs clients. Le service rendu doit être aussi parfait que le produit fourni. D'où la nécessité de disposer de ses propres filiales.
La France devrait s'efforcer de faire éclore une génération de citoyens et de dirigeants véritablement « globale ». La mondialisation est un défi mental et culturel.
Merci beaucoup, Professeur, pour cet exposé. Je voudrais vous interroger sur la propriété intellectuelle, car les comportements ne sont pas les mêmes partout. Y a-t-il, sur ce sujet, des particularismes allemands ?