Intervention de Sophie Le Callenec

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 29 avril 2014 : 1ère réunion
Stéréotypes dans les manuels scolaires — Table ronde

Sophie Le Callenec, auteure aux Éditions Hatier :

Je souhaite d'abord vous rassurer sur le fait que les auteurs de manuels sont très sensibilisés à la question de l'égalité entre les femmes et les hommes, pas seulement parce que nous sommes en majorité des femmes - ce qui, soit dit en passant, n'est pas toujours un gage d'implication sur le sujet - mais surtout parce que nous avons conscience de participer à la formation et à la construction des futurs citoyens. Et ceci est particulièrement vrai lorsque nous travaillons sur les manuels des classes primaires, ce qui est mon cas. À cet égard, la vigilance ne porte pas seulement sur les stéréotypes de genre, mais aussi sur toutes les formes de discriminations touchant aux minorités visibles liées, entre autres exemples, à l'âge ou au handicap.

Toutefois, en tant qu'auteurs de manuels scolaires, nous devons composer avec un certain nombre de paramètres.

Le premier de ces paramètres est le respect du programme. Or, il arrive que le programme lui-même nous induise en erreur. Je ne donnerai qu'un seul exemple, mais qui m'avait beaucoup choquée à l'époque de la publication, en 2008, du programme d'histoire de primaire. Il y était indiqué qu'en 1848 était instauré en France le suffrage universel masculin et en 1945 le droit de votes des femmes. L'inégalité dans la présentation des choses est stupéfiante ! En réalité, c'est en 1945 qu'on peut parler de suffrage universel, alors qu'en 1848 n'était reconnu que le droit de vote des hommes. Dans les programmes d'histoire primaire, j'estime à 10 % les dates erronées de cette manière. Je me réjouis donc que les membres du CSP prennent ce sujet à coeur.

Le second paramètre consiste à lutter contre nos propres réflexes. En effet, nous reproduisons tous, même inconsciemment, des stéréotypes qu'il nous faut déjouer en permanence. Et les éditeurs ne font pas exception ! Les réactions de l'éditeur à ce que nous pouvons proposer en tant qu'auteurs sont parfois surprenantes. Je vous relaterai une expérience personnelle à l'occasion de la rédaction, dans un manuel d'histoire récent, d'une page consacrée aux femmes préhistoriques. Partant du constat qu'on parle peu des femmes dans la préhistoire, on proposait aux élèves une réflexion en forme de question formulée ainsi : « quelle activité aurais-tu aimé faire si tu avais été une femme de la préhistoire ? » et ceci afin de permettre d'envisager les différentes activités ouvertes aux femmes à cette époque. La première réaction de l'équipe a été très négative, reposant sur l'argument que les garçons auraient du mal à se projeter dans le fait d'être une femme de la préhistoire... Comment expliquer que l'inverse soit possible pour les filles, alors ?

Dans la liste des paramètres, il faut également composer avec les possibilités offertes par les autres intervenants et, en particulier, les illustrateurs. J'ai le souvenir précis d'une âpre bataille menée avec un illustrateur, toujours au sujet des femmes dans la préhistoire, à qui j'avais commandé une illustration de femme en train de faire un feu et d'un homme cuisinant. Cet illustrateur avait interprété cette inversion des rôles en « masculinisant » la figure de la femme et en « féminisant » celle du jeune homme sensé prendre la place de la femme...

Les possibilités offertes par l'iconographie ne sont pas non plus extensibles. Elles limitent notre volonté de représenter les femmes là où on les attend le moins. Pour avoir travaillé sur le Moyen-Âge dans les programmes d'histoire, j'ai expérimenté la difficulté de trouver une figure de reine, de femme d'un seigneur ou de prêtresse alors que les figures de roi, de seigneur et de prêtre sont légion. Plus tard, il sera très difficile de trouver la figure féminine de l'explorateur ou du navigateur...

La difficulté vient-elle du fait, en histoire tout particulièrement, que les femmes ne se seraient pas illustrées dans ces disciplines ou ces fonctions sociales ? Je ne crois pas. Preuve en est, par exemple, la figure de l'intellectuel au Moyen-Âge. Si je souhaite citer une femme, je peux recourir au personnage de Marie de France. Mais parce que c'est une exception, la plupart des auteurs lui préfèrent Pierre Abélard, qui passe pour l'un des philosophes les plus importants de son époque.

À mon sens, ces écueils pourraient être surmontés si on privilégiait l'histoire des sociétés, qui est incontestablement mixte, sur l'histoire événementielle, construite autour de quelques figures de grands hommes. Alors que c'est sur cette voie que travaillent les historiens contemporains, les manuels d'histoire scolaires privilégient encore trop l'histoire événementielle et un débat existe autour de la question de consacrer spécifiquement certaines pages à quelques grandes femmes dans certains grands moments de l'histoire.

Personnellement, j'y suis favorable, même si j'entends les arguments qui y sont opposés, notamment celui craignant la stigmatisation et la relégation des femmes dans les marges de l'histoire. J'ai tendance à penser que ce serait au contraire un moyen de dénoncer explicitement la relégation des femmes dans des rôles secondaires, puisque c'est bien le sort qui leur était réservé !

Enfin, je voudrais insister sur l'importance de la sémantique et, plus précisément, sur l'acceptation commune qui veut que, derrière l'utilisation du genre neutre, le masculin l'emporte. Quand, en cours, un professeur parle des hommes qui ont peint les grottes de Lascaux, personne d'entre nous n'imagine que ce peut aussi être une femme. Et on a beau dire que le masculin est universel, nous n'avons pas de représentation de femme peignant les grottes de Lascaux !

Il faudrait donc que, de manière générale, des efforts soient faits pour mentionner à chaque fois « les hommes et les femmes de la préhistoire » ou « les êtres humains », ce que nous faisons systématiquement aux Éditions Hatier, même si cette formulation peut sembler lourde.

Au-delà, je pense qu'une réflexion plus poussée devrait être engagée sur les pièges du langage et les manières de les déjouer à la lumière de l'objectif d'égalité entre les hommes et les femmes.

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