Intervention de Michelle Demessine

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 11 juin 2014 : 1ère réunion
Réhabilitation collective des fusillés pour l'exemple de la guerre de 1914-1918 — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Michelle DemessineMichelle Demessine, rapporteure :

La question des fusillés pour l'exemple est un volet particulièrement douloureux de la Grande Guerre. Elle renvoie à la condamnation par les tribunaux militaires et à l'exécution par l'armée de ses propres soldats, reconnus coupables de manquements à la discipline militaire : refus d'obéissance, abandon de poste, désertion à l'ennemi...

Cette question est difficile car elle nous confronte à des histoires personnelles poignantes, comme celle des caporaux de Souain ou celle du sous-lieutenant Chapelant, destins individuels tragiques dans un contexte de mort de masse, que nous appréhendons avec effroi, avec notre regard contemporain pour lequel la mort n'est plus banale, pour lequel la vie, les droits de l'Homme, la justice sont les valeurs les plus importantes - au moins dans nos démocraties.

Cette question est aussi sensible car elle renvoie à une zone d'ombre de notre histoire nationale, qui a fait l'objet de controverses marquées, entre d'un côté les tenants de l'ordre, estimant que la discipline, clé de voûte de l'armée, garante de l'intégrité de la Nation, justifie la plus grande sévérité et ne saurait souffrir de mises en cause, et de l'autre, les partisans d'une lecture humaniste, qui considèrent que ces hommes, jetés en pâture sur les champs de bataille, condamnés à se battre, avaient finalement quelques excuses.

Il semblerait que ce débat commence aujourd'hui à être dépassé. Le sort des fusillés, qui a été au coeur du combat de familles et des militants des droits de l'Homme et des associations d'anciens combattants, est depuis quelques années évoqué dans le discours politique officiel. Lionel Jospin, en tant que Premier ministre, a ouvert la voie à Craonne en 1998, plaidant pour que les soldats « fusillés pour l'exemple » réintègrent notre mémoire collective. En 2008, Nicolas Sarkozy, Président de la République, les intègre dans son hommage à tous les soldats de la Grande Guerre lors de la commémoration de l'armistice à Douaumont, reconnaissant au nom de la Nation que « beaucoup de ceux qui furent exécutés alors ne s'étaient pas déshonorés, n'étaient pas des lâches, mais que simplement ils étaient allés jusqu'à l'extrême limite de leurs forces ». Et récemment, dans son allocution pour le lancement des commémorations du Centenaire de la Première Guerre mondiale, le Président François Hollande a évoqué « ceux qui furent condamnés de façon arbitraire et passés par les armes », invoquant un esprit de réconciliation.

Avant de vous présenter la proposition de loi, il me semble nécessaire de revenir sur les faits et le contexte dans lequel ils sont intervenus. Selon le rapport du comité d'experts présidé par l'historien Antoine Prost, remis au Gouvernement en octobre 2013, on dénombre un peu plus de 600 soldats fusillés pour des motifs strictement militaires, c'est-à-dire en excluant les condamnations pour crimes de droit commun et pour espionnage. Les deux tiers de ces exécutions ont lieu dans les premiers mois du conflit, entre le début des hostilités et le milieu de l'année 1915. Comme l'ont montré les historiens, c'est dans cette période, difficile sur le plan militaire et politique, que la justice militaire est la plus répressive, le haut commandement ayant obtenu l'instauration de conseils de guerre spéciaux, appelés aussi cours martiales, qui jugent en formation restreinte, sans instruction préalable, sans recours et sans droit de grâce, les droits de la défense étant quasiment inexistants. C'est à ce moment qu'ont eu lieu les dérives que l'on sait. Cette ligne très dure s'infléchira en 1915, à la faveur de la reprise en main de l'armée par le pouvoir politique, à laquelle le Parlement contribua activement. Ainsi, la possibilité de grâce présidentielle est rétablie en janvier 1915, les conseils de guerre spéciaux sont supprimés à la fin de 1915 et une loi réformant profondément le fonctionnement de la justice militaire est votée le 27 avril 1916, qui rétablit l'instruction préalable, la prise en compte des circonstances atténuantes et introduit une possibilité de recours en révision.

Le texte que nous examinons, déposé le 20 décembre 2011 par notre collègue Guy Fischer et le groupe CRC, tend à procéder à une « réhabilitation générale et collective » des fusillés pour l'exemple de la Première Guerre mondiale et prévoit que leurs noms sont portés sur les monuments aux morts et que la mention « morts pour la France » leur est attribuée. Elle comporte, en outre, une demande de pardon de la Nation à leur famille et au pays tout entier.

Le terme « réhabilitation » a une signification juridique précise, il renvoie à l'annulation des jugements rendus par les conseils de guerre. A cet égard, il convient de rappeler qu'un certain nombre de réhabilitations de fusillés, entre quarante et cinquante, sont intervenues dans l'entre-deux-guerres, dans le cadre de procédures judiciaires de révision : procédures de droit commun d'abord, puis, en raison des difficultés à obtenir des révisions, dans le cadre d'une cour spéciale créée par la loi. Composée à parité de magistrats et d'anciens combattants, cette cour a siégé de 1933 à 1935.

Ces réhabilitations judiciaires individuelles ont permis aux soldats fusillés qui en ont fait l'objet de se voir attribuer, comme les soldats morts au combat, la mention « mort pour la France » à laquelle sont attachés un certain nombre de droits, honorifiques et pécuniaires. Le plus emblématique étant que le nom du soldat est inscrit avec cette mention sur le monument au mort de sa commune de naissance ou de dernière domiciliation.

Ces dernières années, la question de la mémoire des fusillés et de leur réhabilitation a refait surface, dans le cadre d'un renouvellement de l'intérêt porté à l'histoire de la Première Guerre mondiale. Des études historiques ont mis en évidence l'ampleur du phénomène, même s'il faut garder en tête le nombre de l'ensemble des victimes de la Grande Guerre : 1 350 000 morts. Les associations de droits de l'homme, d'anciens combattants se sont positionnées et plusieurs demandent la réhabilitation des fusillés pour l'exemple, eu égard aux excès commis par une justice d'exception. Les possibilités judiciaires de réviser les procès étant extrêmement limitées, le texte que je vous présente vise une réhabilitation des fusillés par la loi.

Il faut bien comprendre cette intention ; elle entend mettre fin à une discrimination qui est encore ressentie comme infamante pour la mémoire de ces hommes ; car bien souvent, sauf dans un moment de faiblesse qui leur fut fatal, ils ont été de bons soldats.

Pour autant, le législateur est-il fondé à remettre en cause des jugements qui ont été rendus à l'époque ? Cela semble difficile. Car, aussi injustes et arbitraires qu'ils puissent paraître aujourd'hui, ces jugements étaient pour la plupart conformes au code de justice militaire alors applicable. On ne peut rétrospectivement annuler le droit en vigueur et rejuger l'histoire. En outre, s'il y a eu indéniablement des excès, tous les fusillés, même au regard du droit actuel, ne seraient pas forcément innocents, mais convenez, chers collègues, que la comparaison reste très ardue au motif même que la peine de mort a été abrogée depuis.

Se pose néanmoins la question du champ d'application de cette mesure de réhabilitation : elle concernerait les « fusillés pour l'exemple ». Or ce terme ne renvoie pas à une catégorie juridique particulière, encore moins à un nombre précis de soldats fusillés. Il vise, selon les interprétations, à évoquer la dimension exemplaire que revêtait la condamnation, c'est-à-dire l'idée qu'elle doit dissuader les autres soldats d'agir pareillement, ou le caractère démonstratif de l'exécution, qui donne lieu à un cérémonial devant la troupe, ou encore le fait que certains fusillés ont été arbitrairement désignés parmi d'autres coupables pour être des victimes expiatoires.

La notion de « pardon » que la Nation demanderait « aux familles et à la population du pays tout entier » ne paraît pas davantage appropriée. L'Etat peut-il demander pardon, cent ans après, d'avoir fait respecter le droit militaire qui était alors en vigueur, même si l'on ne peut que regretter qu'il ait été appliqué de manière expéditive, parfois même sans procès ?

L'attribution à chaque soldat fusillé de la mention « mort pour la France » qui découlerait de la réhabilitation pose également problème sur le plan juridique, la situation des fusillés ne correspondant à aucun des cas de figure énoncés à l'article L. 488 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, qui définit les conditions d'attribution de cette mention et qui exige que le décès soit la conséquence directe d'un « fait de guerre ».

Enfin, la loi ne saurait, de manière globale et indifférenciée, annuler tous les jugements et déclarer innocents tous les fusillés.

Néanmoins, s'il n'est pas fondé à modifier, cent ans après, des situations individuelles, il me semble que le Parlement doit répondre à une demande forte, qui est celle d'une reconnaissance d'ordre symbolique. Il s'agirait de procéder à une réhabilitation morale, symbolique, des fusillés victimes de condamnations arbitraires, de reconnaître la dignité de ceux qui ont été, pendant trop longtemps, stigmatisés, mis au ban de la mémoire des soldats de la Grande Guerre, accusés d'être des lâches.

Cette démarche s'inspire de celle du Royaume-Uni qui, en 2006, a procédé dans le cadre d'une loi relative aux forces armées, à la réhabilitation symbolique de tous les soldats de l'Empire britannique exécutés en raison de manquements disciplinaires pendant la Première Guerre mondiale.

Je vous proposerai, par un amendement, de rédiger ainsi l'article unique de cette proposition de loi : « La Nation rétablit dans leur honneur les soldats de la Première guerre mondiale fusillés pour l'exemple. Leurs noms peuvent être inscrits sur les monuments aux morts. »

Cette rédaction évite le mot « réhabilitation », qui a des implications juridiques précises. Elle ne retient pas l'idée d'attribuer aux fusillés la mention « mort pour la France » pour les raisons que je vous ai exposées. En revanche, elle conserve la notion de « fusillés pour l'exemple » qui est couramment employée dans ce débat et qui, s'agissant d'une disposition d'ordre déclaratif, ne paraît pas poser de problème juridique. Enfin, cette rédaction autoriserait l'inscription des noms des fusillés sur les monuments aux morts, ce qui correspond à une pratique parfois observée par les maires - selon un chiffre cité par le rapport Prost, 200 fusillés non réhabilités figureraient déjà sur les monuments aux morts.

Il me semble important que le Parlement conforte la reconnaissance officielle réalisée par le pouvoir exécutif ces dernières années à travers les déclarations d'un Premier Ministre et de deux Présidents de la République, mais aussi par de nombreuses collectivités territoriales - une vingtaine de conseils généraux ont voté des motions en ce sens.

Une telle initiative prendrait tout son sens en cette année de commémoration du centenaire de la Grande Guerre. Et ce d'autant qu'elle sera discutée en séance publique le 19 juin prochain, jour que le Sénat consacre spécialement à la commémoration de cet événement.

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