Six mois, jour pour jour, après son premier examen par notre commission et près d'un an après son dépôt initial sur le bureau de l'Assemblée nationale, la proposition de loi tendant à encadrer les conditions de la vente à distance des livres et habilitant désormais également le Gouvernement à modifier par ordonnance les dispositions du code de la propriété intellectuelle relatives au contrat d'édition nous est soumise pour une seconde lecture, à l'issue d'un marathon parlementaire riche en rebondissements.
Ce texte constitue un élément fort du soutien public aux librairies, dont nul ici n'ignore les difficultés. Il tire les conséquences de la concurrence déloyale que représente le dumping auquel se livrent quelques grandes enseignes - pour ne pas dire une société largement dominante - de commerce électronique de livres. À cet effet, il vise à encadrer les conditions de la vente à distance des livres en renforçant l'environnement normatif du marché du livre.
Pour mémoire, l'article 1er de la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre dispose que tout éditeur doit fixer, pour chaque ouvrage, un prix de vente au public, que les détaillants sont tenus de respecter tout en étant autorisés à appliquer une remise, de 5 % maximum. La législation étant en revanche moins précise quant à la facturation des frais de livraison, certaines plateformes de commerce électronique profitent de ce flou pour ajouter à la remise légale la gratuité de la livraison.
Un tel niveau de concurrence commerciale freine, pour les librairies, toute velléité de développer une activité en ligne économiquement viable. Pire, il contribue à l'érosion du commerce physique de livres, désormais plus coûteux et d'accès moins aisé qu'un site de e-commerce délivrant, rapidement et gratuitement, toute commande à domicile.
Afin de rétablir, autant que faire se peut, des conditions de concurrence plus équitables entre les acteurs du marché du livre, nos collègues députés, à l'initiative de ce texte, ont tout d'abord envisagé que la prestation de livraison à domicile ne puisse être incluse dans le prix du livre fixé par l'éditeur. Le seul avantage autorisé dans le cadre de la vente en ligne demeurait alors le rabais de 5 % applicable également par les commerces physiques.
Lors du débat en commission des affaires culturelles de l'Assemblée nationale, la rédaction de l'article unique de la proposition de loi a été jugée confuse et le dispositif insuffisant et peu ambitieux au regard des enjeux. En conséquence, fait rare, la commission n'a pas adopté de conclusions sur le texte proposé et, dès lors, c'est le texte initial de la proposition de loi qui fut discuté en séance publique, le 3 octobre dernier.
Ce texte a été intégralement modifié par un amendement gouvernemental : la rédaction finalement retenue en première lecture à l'Assemblée nationale pour l'article unique de la proposition de loi interdisait le cumul des deux avantages commerciaux que sont le rabais de 5 % et la gratuité des frais de port.
Dans ce dispositif, les livres commandés en ligne, dès lors qu'ils n'étaient pas retirés dans un commerce de vente au détail de livres, ne pouvaient bénéficier de la ristourne légale. Les libraires se voyaient donc offrir la possibilité de proposer des livres moins chers en vente physique en application du rabais autorisé de 5 %. Par ailleurs, s'agissant du seul e-commerce, la concurrence entre sites ne pouvait plus porter que sur les frais de livraison, évitant ainsi une atrophie des marges par l'application quasi systématique de la ristourne de 5 %.
En revanche, il n'était plus question, dans cette version du texte, d'interdire la gratuité des frais de port mais d'offrir la possibilité aux plateformes de vente en ligne d'appliquer, sur ces frais dont elles fixent elles-mêmes le tarif, une réduction équivalant à 5 % du prix du livre acquis dans le cadre de la transaction.
La proposition de loi, votée à l'unanimité par l'Assemblée nationale, a été examinée par notre commission de la culture le 18 décembre dernier. Je vous avais alors exposé combien le dispositif prévu demeurait, à mon sens, incomplet s'agissant des frais de port, dont il n'était plus fait mention de la facturation. De fait, les plateformes de e-commerce les plus puissantes auraient pu continuer à proposer un service de livraison gratuit, asphyxiant une concurrence qui ne peut offrir de tels avantages.
Vous avez donc, et je vous en remercie, suivi ma proposition d'interdire la gratuité des frais de port dès lors que la commande n'était pas livrée en magasin, puisqu'il nous était juridiquement impossible de fixer unilatéralement et autoritairement un niveau plancher de frais de port, ni d'établir ces frais à leur coût de revient. À mon sens, l'interdiction de la gratuité de la livraison aura un effet psychologique sur le consommateur, dont il convient de ne pas méconnaître les conséquences, certes modiques mais néanmoins positives, sur le rééquilibrage de l'environnement concurrentiel du marché du livre.
Au cours de sa séance publique du 8 janvier dernier, le Sénat a, à l'unanimité, adopté cette nouvelle version de la proposition de loi, en y ajoutant un double complément. En premier lieu, à l'initiative de notre collègue Jacques Legendre, un délai de trois mois a été fixé entre la promulgation du texte et l'application effective de la mesure, afin de laisser aux opérateurs le temps nécessaire aux adaptations logicielles induites par la nouvelle législation. En second lieu, le Gouvernement, à sa demande, a été habilité à légiférer par voie d'ordonnance afin d'intégrer, dans le code de la propriété intellectuelle, les dispositions du contrat d'édition telles que prévues par l'accord signé en mars 2013 entre auteurs et éditeurs.
Pour mémoire, ce nouveau contrat, qui modifie celui en vigueur depuis 1957, édicte de nouvelles règles dans trois domaines. Les contrats d'édition, tout d'abord, devront désormais couvrir l'édition numérique des ouvrages, conformément à une série de règles s'appliquant à l'ensemble d'entre eux. Est également précisée l'obligation de reddition de comptes qui pèse sur l'éditeur, comme la possibilité pour les parties de mettre fin au contrat pour défaut d'activité économique. Une deuxième série de dispositions, ensuite, concerne l'exploitation imprimée et traite de l'exploitation permanente, de la diffusion commerciale et des procédures de résiliation. Enfin, de nouvelles règles ont été fixées pour l'exploitation numérique, notamment pour ce qui concerne les modalités de rémunération des auteurs.
Certes, et nous avions tenu, sur tous les bancs, à le rappeler alors à la ministre, le choix de légiférer par ordonnance était loin de recueillir notre approbation. Toutefois, l'urgence à mettre en oeuvre rapidement le nouveau contrat d'édition, à la demande notamment des auteurs les plus précaires, et l'absence d'un véhicule législatif adapté dans des délais raisonnables ont conduit nos différents groupes à voter en faveur de la proposition de loi ainsi modifiée.
C'est alors qu'est apparue, bien tardivement je vous l'accorde, la nécessité de transmettre le texte à la Commission européenne, en application de la directive 98/34, qui prévoit une procédure d'information s'agissant des normes et réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l'information. De fait, le dispositif prévu à l'article 1er de la proposition de loi se définit effectivement comme des règles techniques devant à ce titre, préalablement à leur adoption définitive, faire l'objet d'une procédure de notification à la Commission européenne comme aux autres États membres.
Il a été procédé à cette notification le 18 janvier, quelques jours après l'adoption du texte par notre assemblée. Courait dès lors un délai obligatoire de trois mois avant l'adoption définitive de la proposition de loi, délai pouvant être prolongé jusqu'à trois mois supplémentaires si était émis un avis circonstancié par la Commission ou un État membre au terme du premier délai. Le non-respect de ce statu quo aurait entraîné, en application de la jurisprudence constante de la Cour de justice de l'Union européenne, l'inapplicabilité de la mesure.
En conséquence, et dès lors que l'Assemblée nationale ne renonçait pas à décaler la date d'examen du texte en seconde lecture, prévue le 20 février dernier, elle ne pouvait, bien que sa commission des affaires culturelles souscrivît au texte adopté par le Sénat, émettre un vote conforme qui aurait signé l'adoption définitive de la proposition de loi.
Le Gouvernement a donc soumis à nos collègues députés un amendement de suppression du délai de trois mois introduit au Sénat à l'initiative de Jacques Legendre. Cette suppression, outre qu'elle ne dénature en rien le dispositif, tient compte du fait que les procédures européennes imposent d'ores et déjà un tel délai avant que le texte ne soit définitivement adopté, délai que les opérateurs sont invités à utiliser pour réaliser les adaptations techniques nécessaires. Surtout, cet amendement de suppression, voté par l'Assemblée nationale, présentait l'avantage de maintenir le texte en navette, conformément aux exigences de la procédure engagée auprès de Commission européenne. C'est de ce texte ainsi modifié que nous sommes aujourd'hui saisis.
Dans le cadre de la procédure de notification, deux avis circonstanciés ont été transmis à la France, entraînant immédiatement la prolongation du délai légal de statu quo jusqu'au 19 mai. Le premier émane de la Commission européenne et porte sur quatre points. La Commission estime tout d'abord que le dispositif prévu pourrait restreindre la liberté de fournir des services pour les détaillants de livres en ligne établis dans d'autres États membres. Elle émet également des doutes quant à la pertinence des mesures envisagées au regard de l'objectif visé. Elle s'interroge, en outre, sur les risques que pourraient faire porter les contraintes appliquées aux détaillants en ligne sur les libraires qui souhaiteraient se positionner sur le marché du livre en ligne sans disposer de l'assise économique des plates-formes existantes. Enfin, elle reproche aux autorités françaises de ne pas lui avoir fourni suffisamment d'éléments pour juger de la proportionnalité du dispositif.
Le second avis circonstancié provient de l'Autriche, qui oppose que, pour les bibliothèques scientifiques, qui commandent des monographies en nombre, il découlerait de la mesure française un enchérissement notoire des commandes de livres qui les pénaliserait sensiblement.
En application de l'article 9-2 de la directive, la France est désormais dans l'obligation de fournir à ses détracteurs une réponse formelle, qui sera elle-même suivie d'un commentaire écrit de Bruxelles à la réaction française.
Parallèlement à ce dialogue, se sont ouvertes, entre la Commission européenne et le Secrétariat général des affaires européennes, d'âpres négociations en vue d'adapter la mesure aux remarques émises. Il en ressort que si les autorités européennes semblent prêtes à se laisser convaincre par le dispositif de la proposition de loi, cette acceptation ne pourra se faire qu'au prix d'une renonciation préalable de la France à la mesure consistant à interdire la gratuité des frais de port, que la Commission estime disproportionnée. À défaut, la France se trouverait sous la menace d'un contentieux et, partant, d'une condamnation.
En tant que rapporteur, je ne puis souscrire à un tel chantage. Les libraires, malmenés par la crise économique et par la concurrence déloyale des plates-formes de vente en ligne, attendent le vote de ce texte depuis de nombreux mois. Nous ne pouvons les décevoir en abandonnant un élément majeur du dispositif que nous avons voté, le 8 janvier dernier, dans une belle unanimité.
Est-il besoin de rappeler que les textes que nous avons adoptés en matière de taxe sur la valeur ajoutée sur le livre et, récemment, sur la presse en ligne, allaient également à l'encontre des incantations de la Commission sans que la France ait été à ce jour condamnée ? Ces exemples montrent qu'une négociation politique est fréquente a posteriori. Ne nous laissons donc pas inutilement impressionner.
Enfin, comment les autorités européennes pourraient-elles justifier un contentieux contre le dispositif français, qui protège les libraires sans excès manifeste contre les détaillants en ligne, alors qu'elles demeurent impuissantes face aux stratégies d'optimisation fiscale développées par les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) au détriment des États membres ?
En tout état de cause, notre commission de la culture ne peut raisonnablement, compte tenu de son investissement sur ce texte et des attentes exprimées par les acteurs du marché du livre, être à l'initiative d'un amendement qui en dénaturerait le contenu. Je vous propose donc d'adopter la proposition de loi, dans sa version transmise par l'Assemblée nationale, sans modification.