Nous sommes heureuses de vous présenter les résultats des travaux de notre commission, instance généraliste qui a pour vocation de promouvoir les droits de l'homme et les droits fondamentaux. Forte de l'expertise qu'elle avait développée, en 2009, en réalisant une étude sur la traite des êtres humains qui comportait pas moins de 94 recommandations, la CNCDH s'est autosaisie pour examiner cette proposition de loi. Plusieurs mois ont été nécessaires pour rendre notre avis. Son examen a suscité, d'emblée, un clivage parmi les membres de notre commission. Cependant, à l'issue de nos travaux, un consensus fort s'est dégagé à l'encontre de la pénalisation du client, tandis que le renforcement de la lutte contre la traite a, quant à lui, été soutenu de manière unanime.
Je centrerai donc mon propos sur la lutte contre la traite.
A titre liminaire, je regrette que le périmètre retenu par la proposition de loi soit restreint à la seule traite à des fins d'exploitation sexuelle et en occulte d'autres formes, comme l'esclavage à des fins économiques qui sévit lourdement en France. En 2001, à l'Assemblée nationale, nous avions fait le choix, avec Alain Vidalies, de ne pas distinguer les différentes formes de traite afin d'en dénoncer à la fois l'ampleur et le caractère protéiforme. D'ailleurs, il nous semble que le Sénat devrait veiller à ce que les dispositions répressives et celles visant l'accompagnement social des victimes s'appliquent à l'ensemble des formes d'exploitation ainsi qu'à préciser la terminologie adoptée par la proposition de loi qui assimile les termes de traite, d'exploitation et de prostitution.
La CNCDH souhaite que le Sénat renforce les moyens de lutte contre la traite et l'exploitation sur internet, tout en veillant à ne pas porter une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression et de communication. Comme notre sixième recommandation le souligne, le législateur devrait réfléchir à un nouveau dispositif qui pourrait permettre de bloquer l'accès aux sites favorisant la traite et de mieux rechercher les auteurs de contenus illicites.
Au gré de nos auditions, il nous est apparu que la gradation des qualifications des infractions pénales, telle qu'elle est prévue par les textes et notamment par la loi n° 2013-711 du 5 août 2013, n'est pas mise en oeuvre. En pratique, c'est souvent la qualification la plus faible qui est retenue. Cela conduit à une forme de « dépénalisation de la traite », contraire aux principes généraux du droit pénal. Certes, les difficultés procédurales peuvent expliquer que certains tribunaux préfèrent prononcer des condamnations pour proxénétisme plutôt que pour traite. Mais cette méthode n'est pas bonne : des faits identiques conduisent à des sanctions pénales différentes en raison de la variabilité des qualifications retenues par les tribunaux. Une telle situation ne constitue nullement un encouragement pour la police à veiller au démantèlement des réseaux d'exploitation des personnes prostituées.
La proposition de loi est, par ailleurs, silencieuse quant à la répression des clients des mineurs prostitués alors que son dispositif aurait pu renvoyer aux textes qui condamnent cette pratique et suscitent l'assentiment des organisations non gouvernementales et des juristes. L'une de nos recommandations résulte du constat du faible nombre de poursuites des clients de mineurs prostitués. Avant de pénaliser les clients de personnes majeures, commençons par appliquer les dispositions existantes et par les évaluer. J'ajoute que, dans le champs du proxénétisme, les mineurs ne sont pas toujours considérés comme des victimes, mais parfois plutôt comme des complices.
Concernant le volet administratif de la proposition de loi, notre dixième recommandation préconise de ne pas subordonner l'octroi de titres de séjour à l'arrêt de la prostitution, activité qu'il est manifestement impossible de quitter du jour au lendemain. Une telle conditionnalité aurait ainsi l'effet inverse de celui attendu ce que, du reste, la loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure avait clairement anticipé. C'est pourquoi la CNCDH demande au législateur de revenir sur cette disposition de la proposition de loi. En outre, même si de telles mesures doivent faire l'objet d'intenses négociations avec le ministère de l'intérieur, la durée de six mois, retenue pour la délivrance d'une première autorisation provisoire de séjour et de travail, nous paraît insuffisante pour sortir durablement de la prostitution.
S'agissant enfin du volet social de la proposition de loi, la CNCDH réitère son souhait que l'accompagnement des personnes prostituées ne soit pas subordonné à leur abandon radical de la prostitution. Nous sommes également inquiets quant aux dispositions relatives à la délivrance d'agrément aux associations, dont la mobilisation est requise, mais dont le positionnement idéologique peut s'avérer opposé à l'esprit des auteurs de cette proposition de loi. Faute de critères clairement définis, le risque est grand que l'obtention de l'agrément devienne une sorte d'examen de passage idéologique qui écarte certaines associations qui jouent d'ores et déjà un rôle important en faveur de l'insertion des personnes prostituées.