S'agit-il de partage ou de piratage des oeuvres : cette question est au coeur de nos travaux. Au terme de ses trois ans et demi d'expérience, la Hadopi a pu constater l'existence d'une économie du partage des oeuvres culturelles sur Internet, que 80 % des internautes consomment, exclusivement ou majoritairement, gratuitement. Cette économie provoque l'enrichissement d'un grand nombre d'intermédiaires, qu'ils soient de taille considérable comme Youtube, avec 12 à 16 milliards de dollars de chiffre d'affaires, ou Facebook, ou de moindre importance, qui permettent aux internautes d'échanger et de partager des oeuvres culturelles. Deux victimes de cet enrichissement déséquilibré sont à déplorer : les titulaires de droits, d'une part, dont les oeuvres sont utilisées sans le moindre bénéfice ou qui sont lésés lorsqu'une procédure contractuelle existe avec les grandes plateformes - peut ici être citée la négociation en cours entre Youtube et les labels de musique indépendants - et les utilisateurs dont les données personnelles et les pratiques sont monétisées, et ce sous couvert de gratuité. Dans cette sphère massivement marchande, on peut toutefois identifier une économie, de taille minime il est vrai, absolument non marchande et reposant sur la technologie experte, dite du pair-à-pair totalement décentralisé, qui ne concerne cependant qu'une infime minorité des internautes - estimée à 2 %. Cette technologie, dont la généralisation pour le partage des oeuvres est survenue avec l'arrivée de Napster en 1999, a certes enregistré un nombre grandissant d'utilisateurs mais n'a pas, dans le même temps, bénéficié de l'augmentation globale du nombre des internautes, qui restent motivés par l'usage d'autres technologies présentant un accès plus aisé. De fait, les 40 à 45 millions d'internautes français ne peuvent guère être tous qualifiés d'experts en informatique.
Le collège de la Hadopi, de façon prospective, a choisi de travailler sur un système de rémunération compensatoire visant les acteurs qui s'enrichissent au détriment des titulaires de droits et des utilisateurs. Celui-ci impliquerait la légalisation conditionnelle des usages de partage, dès lors que le site ou l'intermédiaire concerné s'acquitterait de sa rémunération compensatoire auprès des titulaires de droits. Il s'agirait ici d'une compensation d'un préjudice reconnu, dans la filiation de la copie privée et de la licence légale, et nullement d'une taxe. Ce système serait à la fois neutre technologiquement, en s'adressant à l'ensemble des technologies et non plus au seul pair-à-pair, et pérenne à moyen terme.
Ce nouveau dispositif comporterait également des sanctions, qui concerneraient les « passagers clandestins » des réseaux Internet, c'est-à-dire les acteurs qui ne respectent pas la réglementation. En ce sens, il serait complémentaire du système envisagé par les travaux menés par Mireille Imbert-Quaretta. La rémunération compensatoire serait enfin proportionnelle aux revenus générés, pour l'opérateur, par le partage des oeuvres culturelles et assurerait ainsi la continuité de la légalisation de cette pratique.
La Hadopi travaille depuis un an sur ces sujets et a passé un partenariat de recherche avec l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA) pour élaborer une modélisation économétrique des conséquences, notamment financières, de la mise en oeuvre de ce dispositif, qui doit être économiquement viable - à mon sens, un rendement proche de celui généré par la copie privée, soit 200 millions d'euros, le rendrait peu attractif - et envisager l'ensemble de ses externalités sur le marché. Une légalisation du principe de partage qui annihilerait le marché commercial n'aurait, en effet, aucun sens. Nous nous apprêtons désormais à injecter des données du marché dans ce modèle, dont la matrice vient d'être achevée, et devrions obtenir très prochainement des premiers résultats. Parallèlement, la Hadopi a demandé au laboratoire de recherche en droit privé de l'Université de Nantes d'explorer la compatibilité de ce dispositif avec le droit national et européen.
À l'instar de tout système qui viserait à légaliser le partage de données sur Internet, ce nouveau dispositif demeure d'une grande complexité, ne serait-ce que pour en évaluer les effets ou en assurer l'inscription juridique. Nous ne savons pas, à ce stade, si sa mise en oeuvre sera possible, mais sommes prêts à alimenter le débat public des résultats de nos travaux.
Force est de constater au travers de cet exemple que la nature des travaux conduits et la complexité technologique de l'Internet rendent nécessaire l'existence d'une instance spécialisée qui soit à même de s'y consacrer à plein temps et en mesure de proposer des solutions durables aux problèmes soulevés.