Nous devons à l'Assemblée nationale l'initiative de la proposition de loi soumise à votre examen. En tant que ministre des affaires sociales et de la santé, je partage l'objectif abolitionniste qui la sous-tend. Tout ce qui favorise l'exploitation des femmes et des hommes doit être combattu avec détermination. La prostitution, qui concerne principalement des femmes, mais aussi des hommes, doit l'être.
Elle a changé de visage. Aujourd'hui, 90 % des personnes qui se prostituent en France sont d'origine étrangère. Ces jeunes femmes n'ont aucune famille en France et ne parlent pas notre langue. Elles n'ont souvent pas de titre de séjour et doivent rembourser aux réseaux criminels le coût très élevé de leur immigration - jusqu'à 50 000 euros dans certains cas. Souvent victimes de violences, elles sont contraintes de se prostituer à des tarifs très faibles, pour rembourser les passeurs. Cette situation d'exploitation et de traite d'êtres humains, les pouvoirs publics doivent la combattre avec la plus grande fermeté. C'est ce à quoi s'attelle le Gouvernement. Chaque année, quarante réseaux sont démantelés.
Notre objectif est d'éviter que les femmes et les hommes prostitués ne soient renvoyés à la clandestinité, qui aurait pour conséquence directe la dégradation de leur état de santé. Difficiles à recueillir, les données disponibles sont préoccupantes. Le poids des pathologies infectieuses, notamment des infections sexuellement transmissibles, est supérieur à la moyenne, ainsi que le recours aux substances psycho-actives, les troubles d'ordre psychique, les risques sanitaires liés aux conditions de vie et à la précarité.
L'accès aux soins et aux droits des personnes prostituées accuse un terrible retard. C'est ce que confirme l'étude « Prosanté » dont les conclusions sont sans appel : les personnes prostituées cumulent les indicateurs de précarité. Deux chiffres suffisent à apprécier la situation. Un quart d'entre elles n'a pas de couverture maladie. Plus de la moitié n'a pas de complémentaire santé. Enfin, l'incidence sanitaire des nouvelles formes de prostitution, dans des lieux privés, est peu documentée. Sur les sites internet d'échanges sexuels tarifés, les personnes prostituées seraient particulièrement confrontées à des demandes de rapports non protégés, par des clients eux-mêmes plus exposés aux risques infectieux que la population générale. C'est là un tableau d'ensemble, mais il est difficile, au-delà, de disposer de données plus précises.
Néanmoins, cela signifie que le cadre légal peut influer sur l'accès aux soins des personnes prostituées. L'Inspection générale des affaires sociales (Igas) relève ainsi que la loi pour la sécurité intérieure de 2003 a provoqué une dispersion des prostituées de rue. De nombreuses associations, comme Médecins du Monde ou Aides, ont confirmé cette tendance. L'activité s'est en partie déplacée vers d'autres sites -périphérie des villes, forêts, aires d'autoroute- et vers des lieux clos -domicile, salons de massage-. Cette dispersion s'accompagne de mouvements transfrontaliers qui compliquent encore la donne. C'est ainsi que les pratiques s'adaptent, pour échapper aux contraintes fixées par la loi.
La question qui se pose à la ministre des affaires sociales et de la santé que je suis est celle de l'impact de cet éloignement de la prostitution des centre-villes, voire de l'espace public, sur notre capacité à assurer un suivi social et sanitaire des personnes prostituées.
Les exemples étrangers de pénalisation des clients, en Suède depuis 1999 et en Norvège depuis 2009, appellent à une réelle vigilance. Qu'il soit bien clair qu'il ne s'agit pas pour moi de marquer une opposition à l'évolution souhaitée, mais d'indiquer qu'elle suppose un accompagnement très volontaire, si l'on ne veut pas que le mieux soit l'ennemi du bien et que la pénalisation du client n'aboutisse à aggraver l'isolement de personnes qui sont déjà en situation de précarité.
En Suède, deux rapports officiels, de 2003 et 2010, sont plutôt positifs quant à l'impact de la loi sur les personnes prostituées. Ils indiquent que l'augmentation des violences ne serait pas prouvée par les données de la police et que le développement de la prostitution sur internet ne serait pas imputable à la loi. Le dernier rapport souligne que la criminalisation aurait eu un effet dissuasif pour les clients.
D'autres études sont toutefois plus réservées. Une étude de 2012 souligne notamment la difficulté à estimer l'impact de la loi suédoise sur la réduction de la prostitution. Elle met également en avant les effets non intentionnels de la loi : moindre confiance des personnes prostituées dans les autorités publiques -travailleurs sociaux, police- ; augmentation des violences. Enfin et surtout, ce rapport signale les conséquences inquiétantes de la stigmatisation sur la santé des personnes prostituées.
Le rapport de la commission mondiale sur le VIH et le droit du Programme des Nations Unies pour le développement publié en 2012 estime que la loi suédoise de 1999 a aggravé les conditions de vie des personnes prostituées. Selon la police, si le commerce sexuel dans la rue a diminué de moitié en Suède, il reste, globalement, au niveau qui était le sien avant la loi et est devenu, en grande partie, clandestin.
Dans ce contexte plus complexe, l'enjeu principal consiste donc à renforcer l'accès aux droits, à la prévention et aux soins. Il s'agit de mener des actions de santé auprès des personnes prostituées, en particulier des personnes migrantes, tout en prenant en compte l'émergence d'une nouvelle dynamique d'exposition et de prise de risques. L'évolution de l'activité prostitutionnelle, éloignant les personnes des structures de prévention et de soins, complique le travail de proximité des associations et appelle à adapter les pratiques de prévention.
Il importe donc d'adopter des dispositions de soutien. Certaines figurent dans cette proposition de loi. Il s'agit, tout d'abord, de l'abolition de la pénalisation du racolage. Divers rapports ont montré que cette dernière avait eu pour effet de déplacer les lieux d'exercice de la prostitution, éloignant les personnes prostituées des lieux d'accès aux droits et aux soins, et de complexifier l'intervention des associations de santé.
Il convient, ensuite, de prendre des mesures pour renforcer l'accompagnement des victimes et favoriser leur réinsertion. Je pense, par exemple, à la modification des conditions d'accès à un titre de séjour pour les personnes victimes de la traite ou du proxénétisme, ou encore aux dispositions favorisant la réinsertion et l'accès au logement, ainsi qu'à celles permettant une réparation des dommages physiques sans preuve d'interruption temporaire de travail (ITT) d'un mois.
Il s'agit, également, de sensibiliser le public dès le plus jeune âge, en introduisant à l'école une prévention des comportements prostitutionnels.
Enfin, la création d'un fonds par la proposition de loi facilitera le financement de certaines actions, notamment dans le champ sanitaire et social.
Deux questions demeurent, qui doivent faire l'objet d'une vigilance particulière. Je pense, d'abord, à la santé des personnes prostituées. Je l'ai dit, ces personnes sont particulièrement exposées aux risques sanitaires. Il est absolument nécessaire d'engager une démarche globale pour améliorer leur état de santé. Lors de l'examen de la proposition de loi à l'Assemblée nationale, j'ai soutenu un amendement visant à instaurer un référentiel de réduction des risques en direction des personnes prostituées. Il s'agit de soutenir les associations dans leur démarche consistant, comme elles le disent, à « aller vers », dans l'idée que plus les personnes sont en situation de précarité, moins elles prennent l'initiative, et qu'il ne suffit donc pas de mettre en place des services à leur intention, mais qu'il convient d'engager des actions pour aller au devant d'elles. C'est dans ce cadre qu'elles ont conçu des référentiels. Réduire les risques pour cette population, c'est prévenir les infections sexuellement transmissibles, les dommages sanitaires et psychologiques, mais également les dommages sociaux liés à l'activité prostitutionnelle. C'est une des préconisations du rapport de l'Igas de 2012 sur les enjeux sanitaires de la prostitution.
Ce cadre d'action est d'ores et déjà au programme de travail de la Haute autorité de santé. Il définira les orientations de la politique de réduction des risques en direction des personnes prostituées et donnera des points de repère aux acteurs de terrain. Le ministère des affaires sociales et de la santé pilote cette démarche, qui associe l'ensemble des acteurs concernés, en particulier les associations. Je tenais à attirer votre attention sur cette disposition nouvelle, qui contribue, à mon sens, à l'équilibre d'ensemble du texte.
La prise en charge sociale des personnes prostituées, ensuite, est déterminante. Il faut veiller à ne pas opposer d'un coté les acteurs de la santé et, de l'autre, ceux du social, au prétexte qu'ils seraient guidés par des objectifs ou des principes différents. Pour être efficaces sur le terrain, c'est la complémentarité de leurs actions que nous devons systématiquement rechercher. Or, la coordination entre ces acteurs peut, c'est un euphémisme, être améliorée. Cela passe, par exemple, par des formations communes. Une circulaire interministérielle pourrait renforcer, au niveau des régions, les formations entre professionnels de la santé, du social, de la police et de la justice, comme cela existe en matière de lutte contre les addictions.
Enfin, la proposition de loi prévoit un parcours de sortie de la prostitution, qui permet à la personne d'accéder à des aides et à un appui. J'attire votre attention sur ce point. Nous devons veiller à ne pas laisser penser que seules des personnes sortant de la prostitution auraient droit à des aides. Une certaine souplesse devra être trouvée dans l'application, afin de ne pas remettre en cause l'inconditionnalité des aides. Nous savons que la sortie de la prostitution peut être longue, c'est un parcours difficile qui n'est pas à l'abri des rechutes. Il ne suffit pas de conclure un contrat en en appelant à la responsabilité des personnes concernées. Il s'agit de faire preuve de souplesse et de ne pas réserver notre aide à ceux qui sortent définitivement de la prostitution mais bien plutôt d'accompagner un parcours de sortie de la prostitution.