Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce débat sur le spectacle vivant s'inscrit dans la démarche d'analyse et de dialogue que nous avons menée au Sénat, au sein de la commission des affaires culturelles, depuis deux ans. Je tiens à remercier le Gouvernement et tout particulièrement vous, monsieur le ministre, d'avoir pris l'initiative de l'organiser.
L'expression même de « spectacle vivant » est peu explicite : les interprétations en sont diverses et les limites mal définies et mal comprises. Le grand public n'est mobilisé ou choqué que par les événements sortant de l'ordinaire ; ce sont les seuls qu'il retient. Il est évident que la crise déclenchée par le problème de la couverture sociale du chômage des professionnels du spectacle, dite « crise des intermittents du spectacle », par son importance et sa gravité, et par les actions que les professionnels de ce secteur ont menées, a attiré l'attention des publics et des pouvoirs publics.
Nous pouvons mesurer le chemin parcouru depuis le 26 juin 2003, date à laquelle un accord non unanime, portant sur la révision des modalités d'indemnisation du chômage des professionnels du secteur, a déclenché un conflit qui s'est généralisé et s'est manifesté de façon toute particulière durant l'été 2003.
Au-delà du constat désormais partagé, au-delà du règlement des situations les plus difficiles et de la tentative de réduction des abus constatés, le temps est venu de définir de nouvelles bases et de proposer un système plus équitable et socialement acceptable. Nous nous sommes efforcés, tous ensemble, notamment sur votre initiative, monsieur le ministre, de remplacer la gestion des conflits par une culture de la concertation permanente, organisée et loyale.
Aujourd'hui, nous pouvons tous considérer que le monde de la culture sort d'une crise et nous accorder à reconnaître l'importance des questions qu'elle a soulevées, mais cette crise doit être aussi créatrice, nul ne peut le nier.
Sera-t-elle salvatrice ? Seul l'engagement loyal de tous les acteurs du secteur, à commencer par le vôtre, monsieur le ministre, pourra permettre de répondre positivement à cette question.
En effet, de quoi s'agit-il ? D'une évolution mal maîtrisée, d'une sorte de « crise de la quarantaine », de crise de maturité de la politique culturelle initiée par André Malraux. Ce secteur, incroyablement foisonnant, a vu sa dynamique de croissance induire d'incontestables effets pervers, voire s'en alimenter, parmi lesquels la hausse subreptice et structurelle du financement d'une partie de notre politique culturelle par le système d'assurance chômage. Cette situation paradoxale ne pouvait déboucher que sur l'échec.
Elle a suscité, chez l'ensemble de nos concitoyens, y compris chez les élus, un désir de mieux comprendre le fonctionnement du secteur et les contraintes de ses nombreux acteurs. Elle permet aux Français de mieux percevoir les difficultés des artistes et du monde de la culture. Elle a favorisé leur prise de conscience de la place majeure de la culture dans notre société et du fait que cette « exception culturelle », dont ils sont fiers, a aussi un coût et mérite un financement particulier. Enfin, elle a aussi permis des prises de conscience au sein du monde de la culture lui-même.
Ainsi, comme toute crise, personnelle ou collective, celle-ci porte en son sein des ferments de réflexion, d'évolution créative, voire de reconstruction.
Si l'on a pu frôler le divorce, une réflexion commune approfondie et une analyse partagée doivent aujourd'hui permettre à notre pays de renouveler le « pacte culturel » engagé par Malraux et, à chacun des acteurs, de clarifier ses engagements et d'en assumer pleinement les responsabilités.
Pour certains, ce processus peut apparaître long, trop long, mais il fallait bien tout ce temps pour vous permettre, monsieur le ministre, de renouer les fils du dialogue. De l'avis général, vous l'avez fait avec beaucoup de courage, de talent, de passion et de compétence, et je tiens à vous en féliciter.
Ce temps était également nécessaire pour que s'accomplisse l'immense travail d'investigation, de réflexion et de propositions des différentes instances de concertation et des experts mandatés à cet effet.
Je tiens ici à saluer tout particulièrement l'engagement de MM. Bernard Latarjet, Jacques Charpillon, Michel Lagrave et Jean-Paul Guillot. Leurs travaux ont permis de renforcer considérablement la connaissance, jusqu'ici très parcellaire, du secteur du spectacle vivant et, par conséquent, d'éclairer chacun des acteurs.
Je ne suis pas de ceux qui, à l'instar du président du groupe socialiste de l'Assemblée nationale, dénoncent une « accumulation de rapports » ; je suis, au contraire, persuadé que chacun d'entre eux, y compris, bien sûr, ceux de nos assemblées parlementaires, ont apporté une pierre à cet édifice, si délicat à consolider et à rénover.
Le rapport de M. Bernard Latarjet permet d'évaluer la vitalité artistique de notre pays : ce dernier compte 3 300 compagnies professionnelles de théâtre, de danse, de cirque et de théâtre de rue, 8 000 ensembles et groupes musicaux indépendants, et 5 000 spectacles différents y sont donnés chaque année. De même, le cinéma hexagonal est l'objet d'une légitime fierté ; les chiffres pour 2004 sont très encourageants, puisqu'ils font apparaître une hausse de 11, 6 % des entrées en salle, avec près de 200 millions d'entrées, et une augmentation de la part de marché des films français.
Toutefois, comme je l'ai rappelé, cette politique s'est développée en comptant trop sur le régime d'assurance chômage spécifique pour assurer son financement. Ce système a des effets pervers. Son caractère fortement attractif ne joue-t-il pas à la manière d'un miroir aux alouettes sur de nombreux jeunes, dont le talent ne permet pas nécessairement de transformer une passion en choix professionnel ?
Cette situation a, comme vous l'avez dit, monsieur le ministre, contribué à la paupérisation des artistes, décrite et chiffrée par M. Jean-Paul Guillot.
L'effet des « vases communicants » leur a cependant permis de limiter la baisse de leurs revenus, les indemnisations versées par l'UNEDIC ayant elles-mêmes fortement augmenté.
Il faut donc avoir conscience de ces évolutions et des difficultés qu'elles entraînent pour l'ensemble des professionnels. Il faut aussi mieux mesurer l'importance croissante de ces activités pour notre pays en matière économique, social et d'aménagement du territoire.
M. Jean-Paul Guillot nous a fait récemment découvrir ce poids économique : 20 milliards d'euros pour les secteurs du spectacle vivant, de l'audiovisuel et du cinéma. Sait-on que leur valeur ajoutée s'est élevée à plus de 11 milliards d'euros en 2003, soit autant que celle des secteurs de la construction aéronautique, navale et ferroviaire réunis, et que 17 % de ce montant sont imputables au spectacle vivant ?
Les données sociales dont nous disposons désormais ne sont pas moins intéressantes : spectacle vivant, audiovisuel et cinéma emploient environ 300 000 personnes, soit autant que l'industrie automobile.
Ces rapports sont donc de toute première importance, d'autant que le manque cruel d'informations et de statistiques fiables a beaucoup nui, dans le passé, à la sérénité des débats, à la prise et à l'efficacité des décisions. La passion et la virulence de certains doivent céder le pas au constat rationnel et accepté par tous.
Cependant, cet approfondissement de l'analyse et de la réflexion n'a pas empêché l'action que j'évoquais au début de mon propos, bien au contraire.
Ainsi, monsieur le ministre, vous avez d'ores et déjà obtenu des améliorations notables du protocole de juin 2003. Vous avez créé un fonds spécifique provisoire, abondé par l'Etat, afin de prendre en charge les exclus du nouveau système, et vous avez prorogé ce fonds pour 2005. Vous avez mis en oeuvre une politique résolue de lutte contre le recours abusif des employeurs du spectacle vivant, du cinéma et de l'audiovisuel au régime de l'intermittence. Enfin, vous avez engagé une politique ambitieuse en faveur de l'emploi culturel, comme vous venez de le rappeler ; je citerai à ce propos l'extension du crédit d'impôt cinéma au secteur audiovisuel, la création de fonds régionaux d'aide à ces secteurs et le plan en faveur du spectacle vivant.
Forts de cette meilleure et indispensable connaissance des chiffres, des faits, des pratiques et, par conséquent, de la réalité de la situation, mais aussi de la volonté de réaffirmer les objectifs qui fondent notre politique culturelle, nous devons désormais préciser les moyens de cette ambition pour notre pays. Cette ambition, nous la partageons tous, ici, me semble-t-il, quel que soit le banc sur lequel nous siégeons. Il nous faut donc poursuivre tous ensemble cette dynamique d'action.
Sur la base de données désormais fiables, les propositions avancées par les experts et les commissions parlementaires, ainsi que les préconisations opérationnelles élaborées par votre ministère fournissent de formidables supports à cette action. Vous avez, monsieur le ministre, présenté les axes de la « bataille pour l'emploi culturel » que nous devons tous mener ; je souscris pleinement à cette démarche ainsi qu'au calendrier pour 2005 et au-delà.
En effet, comme l'a écrit Albert Camus, « c'est en fonction de l'avenir qu'il faut poser les problèmes sans remâcher interminablement les fautes du passé. »
A ce point de mon propos, je rappellerai les efforts accomplis par notre commission, dans un esprit de consensus et de solidarité. De ce fait, j'exprimerai quelques convictions et formulerai des recommandations s'agissant de la place et de la responsabilité de chacun des acteurs dans la refondation du secteur du spectacle vivant, dont la réussite me semble s'imposer à la fois pour les professionnels du secteur et, au-delà, pour l'ensemble de nos concitoyens.
La place de l'Etat reste et restera, bien entendu, essentielle.
Les missions de ce dernier sont multiples : il s'agit, avec les collectivités territoriales, donneurs d'ordres de plus en plus importants, de garantir et d'organiser un « service public culturel » qui ait à coeur de soutenir la création et de développer la diffusion des oeuvres, et ce dans le respect de la liberté du créateur.
Le soutien à la création se mesure aussi à l'aune de la place accordée aux auteurs et à leurs oeuvres dans les structures publiques et leur programmation. Comptez-vous renforcer cette place, monsieur le ministre ?
Le développement de l'emploi culturel passe, quant à lui, par l'impératif d'une meilleure diffusion des oeuvres, vous l'avez dit. Quand l'on pense à la quantité de travail nécessaire à la production d'une pièce de théâtre, par exemple, ou d'un ballet, comment se satisfaire d'une aussi faible représentation devant le public, qui constitue pourtant l'objectif final de ce travail ? La diffusion des oeuvres et la recherche du public ont été trop délaissées. Ainsi, selon M. Bernard Latarjet, si le nombre moyen de représentations par compagnie est de trente-quatre et demi, il se réduit à sept par spectacle pour les théâtres dramatiques et à trois à peine pour les scènes nationales.
Dans son rapport intitulé Contribution au débat sur la création culturelle en France unanimement apprécié, semble-t-il, notre commission des affaires culturelles a exprimé le souhait que les créations soient mieux valorisées. Par le mode de fonctionnement et de financement des lieux de spectacles, par l'encouragement au développement de réseaux, par les retransmissions télévisées, les pouvoirs publics doivent favoriser l'allongement de la diffusion des oeuvres et la diversité des lieux de cette diffusion. Cela exigera une évolution des mentalités et une responsabilisation des parties concernées et passera par la formation des publics de demain, donc par un renforcement de l'enseignement artistique, comme vous l'avez annoncé, monsieur le ministre, puisque vous travaillez en bonne harmonie avec M. François Fillon.
Il faut aussi réfléchir à l'entrée des jeunes artistes dans les carrières et remettre à plat les formations. L'orientation et l'information des jeunes sur les débouchés artistiques doivent être considérablement améliorées.
L'Etat doit, par ailleurs, poursuivre résolument la politique de lutte contre les abus. Les contrôles réalisés ces derniers mois montrent un taux d'infractions extrêmement élevé, de 40 % à 80 % selon les secteurs, mais nous sommes satisfaits de constater que ces taux ont quasiment diminué de moitié à l'occasion des contrôles les plus récents. Cela démontre tout à la fois leur utilité, leur caractère dissuasif et la nécessité de maintenir la pression.
Je me réjouis, à cet égard, de l'excellente coopération entre le ministère de la culture et celui du travail, de l'emploi et de la cohésion sociale.
Pouvez-vous, monsieur le ministre, nous apporter des précisions sur les moyens humains permettant de poursuivre cet axe de votre politique et sur la formation de ces personnels aux spécificités du secteur de la culture ?
L'Etat doit aussi persévérer dans la mise en place d'un système d'information fiable et exhaustif, au plan national comme au plan régional. Vous en avez dit un mot, mais nous souhaiterions que vous accélériez la concrétisation des mesures annoncées, dans ce domaine comme dans d'autres, d'ailleurs.
Il doit, en outre, poursuivre le dialogue et la concertation avec l'ensemble des acteurs.
Au plan régional, ceux-ci pourront se développer au sein des COREPS. Créées par une circulaire d'août 2003, ces instances théoriquement pérennes sont en train de se mettre en place lentement, et je ne vous cache pas que je m'étonne un peu de cette lenteur, malgré le « coup d'accélérateur » qui a toutefois été donné.
Au plan national, la concertation se poursuivra au sein du CNPS, dont la composition gagnerait, semble-t-il, à être élargie. Ainsi, par exemple, les quelques parlementaires à y avoir siégé n'avaient qu'un statut d'invités : peut-être leur présence pourrait-elle être pérennisée et officialisée ?
Par ailleurs, monsieur le président, je propose que vous réunissiez au Sénat chaque année, comme vous avez coutume de le faire dans d'autres domaines, les différents acteurs publics, Etat et collectivités territoriales, afin qu'ils y échangent leurs opinions sur les politiques territoriales de la culture, et ce, bien entendu, en votre présence, monsieur le ministre.