Intervention de Jack Ralite

Réunion du 1er février 2005 à 16h00
Spectacle vivant — Débat sur une déclaration du gouvernement

Photo de Jack RaliteJack Ralite :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, j'étais hier à l'UNESCO pour le débat sur le projet de convention pour la diversité culturelle. La grande salle était pleine de représentants des Etats, d'organisations non gouvernementales et d'organismes internationaux. Le déroulement du débat m'oblige à considérer que la question est en difficulté.

Je serai demain à la réunion du comité de suivi pour la réforme de l'assurance chômage des intermittents du spectacle, qui regroupe des parlementaires de toute opinion et la majorité des acteurs sociaux concernés. Vont y être discuté : le processus engagé, comment l'accélérer et quelles initiatives prendre pour que le MEDEF et la CFDT négocient. Là aussi, je parle de difficultés et, pourtant, nous avons, outre vos initiatives, monsieur le ministre, un capital de réflexion : le rapport Valade, le rapport Guillot et le rapport Kert.

J'ai participé ces deux derniers mois à nombre de réunions concernant la culture : au théâtre du Rond-Point avec l'association nationale de recherche et d'action théâtrale, l'ANRAT, pour l'éducation artistique à l'école ; à Lille, pour la clôture du colloque organisé par Martine Aubry sur le bilan et les perspectives après Lille 2004, capitale européenne de la culture ; à Villeurbanne, avec l'union régionale pour la défense de la lithographie d'art, l'URDLA, pour sauver le dernier atelier de gravure en France ; dans la salle du comité d'entreprise Renault du Mans, à l'initiative de la CGT, pour empêcher la fermeture de la bibliothèque du comité d'entreprise ; dans le Trégor, en Bretagne, où, à l'initiative du Parti communiste français, ont eu lieu plusieurs réunions sur la question de la culture et de l'art dans la société. J'ai assisté au très beau FIPA, le festival international de la production audiovisuel, à Biarritz, et j'ai découvert des dizaines de documentaires et de fictions qu'on n'oublie pas.

De ces expériences récentes s'ajoutant à celles de l'UNESCO et du comité de suivi, il ressort que, en culture, en art, la pensée politique est en général en deçà de ce que réclame la société.

Il m'a donc semblé qu'il fallait que le débat d'aujourd'hui aborde sur le fond les idées générales dont nous avons un urgent besoin ; leur énoncé bien sûr, mais aussi les combats à mener pour les promouvoir.

J'aborderai d'abord le problème de la création, à propos de laquelle j'entends trop souvent dire : « c'est difficile », « c'est élitaire », « faites-nous du populaire », ou encore : « l'argent est rare, la culture, l'art peuvent attendre des jours meilleurs ».

C'est source de routine, de normalité, d'instrumentalisation, bouleversant la place du symbolique en le réduisant au décoratif et au festif. C'est ce dont a parlé M. Le Lay l'été dernier en déclarant que son métier est de vendre à Coca-Cola du temps de cerveau humain disponible.

Ces démarches sont arrogantes, outrageantes, violentes, car elles visent à nous priver de l'affrontement à l'inconnu et à l'altérité et, là, l'art est de l'ordre de l'essentiel. Michaux disait : « skieur au fond d'un puits ».

Il faut défendre intraitablement ces skieurs si particuliers. On comprend Jean Vilar, évoquant les rapports de l'Etat avec les arts, les artistes, les écrivains, parlant de « mariage cruel ». C'était du temps de Malraux.

On comprend le poète Philippe Jaccottet : « Un Etat véritablement sage devrait, mais c'est beaucoup demander, réserver aux poètes une place, mais que cette place fût celle du gêneur perpétuel, de celui qui va répétant sans cesse des choses surprenantes, insaisissables, douteuses et pourtant éclatantes, telles ces fleurs frêles des montagnes parce qu'elles opposent à la sombre masse rocheuse, ou bien au malheur humain, leur fraîcheur de regard et de source. Oui, le poète n'est nécessaire que s'il demeure profondément inutile et inutilisable ».

Ces derniers mots choquent et font violence à leurs lecteurs. C'est un paradoxe de rapprocher les mots « nécessaire », « inutile » et « inutilisable » puisque l'usage trouve utile, donc utilisable, le nécessaire. Oui, il y a violence de l'économie, de l'habitude, de l'inertie, et Philippe Jaccottet répond par la violence de la langue, des mots, qu'il décolle de leur assignation à résidence, qu'« il soustrait à leur pure ustensilité ». Ce n'est pas d'inutilité dont il parle mais d'une utilité supérieure reliant le visible obligatoirement connu et l'invisible nécessairement inconnu. Le monde ne se limite pas à ses apparences, et sont tartuffes ceux qui enjoignent aux artistes de répondre à la demande. Comment peut-on demander une chose que l'on ne connaît pas, puisqu'elle n'apparaît pas ?

Il y a là un écho de la faculté d'étonnement, de pensée, d'imaginer de chacune, de chacun, à laquelle l'artiste dans un écart, une distance qui doivent être garantis, donne sa finition, c'est-à-dire sa création. Pierre Soulages dit : « L'art donne forme à l'inachevé. » Christa Wolf commente : « Le sentiment éprouvé dans l'expérience artistique nous permet d'imaginer ce que nous pourrions devenir. » Ecoutez Aragon : « En écoutant chanter Fougère, l'héroïne de La Mise à mort, j'apprends, j'apprends à perte d'âme ».

N'est-ce pas une merveille que cet inutile utile, que cet inutile « flottant dans l'air un peu au-dessus de l'utile, mais pas trop au-dessus », dirait Jaccottet ? Et on ne défendrait pas avec rigueur, intransigeance, intraitabilité cette mince couche de civilisation qui peut se rompre, d'autant que le noyau même de l'être humain est actuellement attaqué ! N'oublions pas que nous sommes sous ciel bancaire, confrontés aux jeux ténébreux du profit, pour qui tout est comestible, comme Star Academy, la télé-réalité, « 35 % de part de marché, ça mérite le respect » sur TF1, la chaîne bradée en 1987 avec le mot de passe du « mieux-disant culturel ».

Soyons clairs, la rencontre avec la création artistique, c'est pour chacune, chacun une entrée dans l'humanité !

Le 9 décembre dernier, à l'Assemblée nationale, vous avez abordé à votre manière cette question, monsieur le ministre : « Etre artiste, c'est d'abord croire, vivre, et faire partager cette conviction que tout n'est pas dit, que le monde est loin d'avoir épuisé toute possibilité de surprise ».

Le 15 décembre, vous étiez au théâtre du Rond-Point pour l'éducation artistique à l'école, ce qui a été apprécié.

Le 17 décembre, au conseil national des professions du spectacle, vous avez annoncé le fonds transitoire pour les intermittents, avec l'apport non négligeable d'heures de formation tant artistiques que techniciennes.

Et, pourtant, concernant les intermittents, qui sont les acteurs premiers du spectacle vivant, le MEDEF et la CFDT restent de marbre et continuent de gérer l'UNEDIC comme leur propriété privée. Je vous l'assure, en cette fin de mois de janvier, on entre dans une hécatombe qui touche profondément les professions artistiques et techniciennes.

Prenons l'éducation artistique. J'ai reçu hier soir le projet de loi que va défendre M. Fillon : il n'y a pas un mot sur l'éducation artistique !

La création est souvent ignorée et combattue par peur du neuf. Elle mérite donc un soutien de grande ampleur.

Au Sénat même, mon ami et frère de combat et d'espérance Ivan Renar a déposé une proposition de loi, qui a été votée, sur les EPCC.

Aujourd'hui, il auditionne, contrôlant sa propre activité. Que constate-t-il ? Là où les EPCC ont fait une première percée, l'application s'est souvent retournée contre les artistes qui travaillent « à la fin de l'immobile », disait René Crevel, qui « passent une partie de leur temps à supprimer des impossibilités », disait Joël Bousquet.

Oui, la bataille est rude, et il faut « monter d'un cran », dirait Claude Santelli.

On a l'impression que notre vocabulaire est repris, mais qu'au niveau des actes il s'évanouit. La recherche, les assises de Grenoble - j'y étais - ont été louées, mais ce qui a été annoncé récemment dans la presse leur tourne le dos. Je suis, pour ma part, stupéfait de l'extraordinaire prolifération de « l'écoute » dans le pays. C'est un mot, un « sésame ouvre-toi »-, mais les écouteurs ne passent pas à l'acte.

Il existe un immense entonnoir filtrant qui trie l'écoute, qui ne l'utilise pas pour elle-même, mais pour tenter de rendre digestibles, supportables, les visées, par exemple de M. Seillière.

Aujourd'hui, beaucoup d'êtres sont blessés dans leur dignité. Pendant longtemps, ils ont encaissé. Il y a de l'explosion ou de l'implosion dans l'air. Il n'est pas étonnant que, ces temps-ci, sortent ou sont sur le point de sortir des ouvrages importants sur l'art.

Jacques Rancière vient de publier, chez Galilée, Malaise dans l'esthétique et, prochainement, les éditions La Dispute publieront La psychologie de l'art de Vygotski.

C'est de l'excellent carburant pour les campagnes à mener, qui demandent d'être écoutées et exigent d'être entendues.

Après la création, je veux aborder la question du travail. Elle est aussi fondamentale et évite les spéculations sur la non-démocratisation de la culture. Je m'appuie sur les travaux d'un professeur de psychologie du travail au CNAM, Yves Clot, qui, le 15 novembre dernier, aux états généraux de la culture, a fait un exposé roboratif sur la « re-création du travail ».

En effet, le travail est malade, et ceux qui en ont encore sont malades aussi. Le patronat a comme un fantasme : avoir des salariés - et je ne parle pas seulement des ouvriers - qui savent mais qui ne pensent pas. Tennessee Williams dirait que ces hommes et femmes deviennent des « boxeurs manchots ».

C'est une épreuve qui a un coût psychique démesuré et mal reconnu, même par ceux qui la vivent. Ils perdent leur inscription sociale, sont comme chassés de l'histoire, se ressentent comme étant de trop dans la société. La vie devient alors invivable. Il y a comme une anémie du travail, un désoeuvrement du salarié, qui vaut pour le chômeur, mais aussi pour le travailleur en exercice. Un jeune philosophe, Guillaume Leblanc, abordant ce même problème, dit que, dans ces conditions, c'est « renoncer à la mobilité de la vie », c'est « mettre entre parenthèse l'idée même de vie », et « le moi qui en résulte est alors un moi congelé, au bord du rien, un quasi-rien ». Sont alors « désertés les désirs créateurs au profit des désirs reproducteurs », c'est « la victoire de l'état sur le devenir, de l'identité sur la différence ».

Les hommes et les femmes ressentent cela comme un mépris social, une humiliation, une blessure, un déni de reconnaissance. L'homme, la femme sont comme bloqués dans leur possibilité d'existence.

Or le travail de l'artiste est d'explorer les possibilités de l'existence. On voit que là gît comme une sorte d'impossibilité de résonance entre le travail blessé et la création artistique qui n'a plus de destinataire. Là intervient cette pensée forte, à mon sens prodigieuse, fabriquée par René Char, comme un mot de passe entre travailleur et artiste : « L'inaccompli bourdonne d'essentiel ».

Braque parlait de « l'inachevé de chaque acte artistique » ; il ajoutait que son « travail était une série d'actes désespérés qui permet l'espoir ». C'est une sacrée rencontre dont Yves Clot dit le fond : « La seule manière de défendre son travail, c'est aussi de l'attaquer. Faisons-le ensemble. Au nom du travail. C'est un signe de santé. Soyons au rendez-vous ! »

S'il fallait une illustration, l'Assemblée nationale en débat actuellement. Il faut réhabiliter le travail, dit-on, et cela se limite à un néo-stakhanovisme. Mais même les heures de non-travail, qui sont souvent contaminées par la maladie du travail, sont considérées comme en trop par le MEDEF, qui n'aménage pas les 35 heures, comme dit M. Raffarin, mais qui veut les déménager !

Dans sa soif de rentabilité immédiate, le MEDEF, qui prétend jouer un rôle politique, devrait réfléchir qu'à trop tirer sur la corde elle se casse. J'ai été frappé par un article d'Eric Le Boucher dans Le Monde du 21 janvier intitulé : « Le capitalisme mourra-t-il de la baisse tendancielle du taux de motivation ? »

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