Intervention de Michelle Meunier

Commission spéciale sur la lutte contre le système prostitutionnel — Réunion du 8 juillet 2014 : 1ère réunion
Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Michelle MeunierMichelle Meunier, rapporteure :

Nous avons été choqués d'entendre la présidente de l'association Avec nos ainées évoquer des personnes prostituées de 70, 80, voire 90 ans... La prostitution peut être occasionnelle ou être la principale source de revenus ; elle peut s'exercer dans la rue ou dans des bars à hôtesses et salons de massage. De plus en plus, le contact avec le client se fait sur Internet. Bref, il y a des prostitutions ; nous en avons bien cerné la diversité.

Toutefois, deux traits communs se dégagent. D'abord, l'écrasante majorité des 30 000 personnes prostituées sont d'origine étrangère : 83 %, selon l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) ; 88 % à Toulouse, s'agissant de la prostitution de rue, selon l'association Griselidis. Les principaux pays d'origine sont la Roumanie, le Nigéria et la Chine. L'inversion des chiffres depuis le début des années 1990 traduit la baisse de la prostitution dite traditionnelle et l'influence croissante du proxénétisme et des réseaux de traite. Les données policières sont formelles : la grande majorité des personnes prostituées sont sous l'influence d'un proxénète ou d'un réseau. Le territoire parisien est divisé en secteurs tenus par des réseaux, ce qui rend difficile l'exercice d'une prostitution indépendante. La prostitution s'exerce principalement sous la contrainte.

Deuxième trait commun, les personnes prostituées sont exposées à des facteurs de fragilité spécifiques, à commencer par les risques sanitaires : infections sexuellement transmissibles, maladies respiratoires, troubles musculo-squelettiques, problèmes dermatologiques. Plus du tiers des personnes interrogées par l'Institut de veille sanitaire ont déclaré souffrir d'une maladie chronique. Or l'accès au droit et aux soins leur est difficile. Le dispositif d'accueil spécifique de l'hôpital Ambroise Paré, où les personnes prostituées du bois de Boulogne sont reçues par une médiatrice sociale issue du milieu, est malheureusement une initiative isolée.

Les personnes prostituées sont également exposées quotidiennement aux violences, physiques, verbales ou psychologiques, venant des clients, des proxénètes, des autres personnes prostituées ou des passants. La création en 2003 du délit de racolage a aggravé la situation en entraînant le déplacement de la prostitution vers des lieux plus difficiles d'accès pour la police mais aussi pour les associations. En outre, la dénonciation des violences subies ne fait pas l'objet d'une attention suffisante de la part des forces de police.

La France est loin d'avoir tout mis en oeuvre pour accompagner les personnes prostituées. Certes, la police démantèle une cinquantaine de réseaux chaque année. La loi du 5 août 2013, qui revoit la définition de la traite, s'est accompagnée de la création de la mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF) et du lancement du premier plan d'action national de lutte contre la traite des êtres humains. Mais les moyens manquent. Le dispositif de protection des victimes de la traite Ac.Sé n'a pris en charge que 66 personnes en 2012, pour 751 victimes reconnues. L'accompagnement social est lacunaire, faute de coordination entre les acteurs institutionnels et associatifs. En 2014, les pouvoirs publics n'y consacrent que 2,4 millions d'euros. En dépit d'une augmentation de 14 %, cela reste insuffisant pour financer des mesures d'envergure.

Il faut aller au bout de la logique abolitionniste, c'est ce que propose le texte. Il renforce tout d'abord les moyens d'enquête et de poursuite des auteurs. L'article 1er prévoit que les fournisseurs d'accès à internet devront s'efforcer d'empêcher la diffusion de contenus liés à la traite et au proxénétisme. La notification des adresses des sites fautifs en vue de leur blocage a été supprimée à l'Assemblée nationale, à l'instigation du Gouvernement qui étudie la faisabilité d'une telle mesure. Le groupe de travail interministériel sur la cybercriminalité vient de rendre ses conclusions ; il faudra expertiser ses propositions.

L'article 1er bis complète la formation délivrée aux travailleurs sociaux sur la prévention de la prostitution. Nous vous proposerons d'y ajouter l'identification des situations de prostitution, de proxénétisme et de traite.

L'article 1er ter accorde aux victimes de traite des dérogations en matière de la procédure pénale : domiciliation au commissariat, identité d'emprunt, mesures de protection et de réinsertion prévues par la commission nationale de protection. Nous vous inviterons à sécuriser le dispositif sur le plan constitutionnel.

L'article 11 simplifie les modalités d'intervention des associations se portant partie civile ; je vous suggèrerai de supprimer la possibilité pour une association, fût-elle reconnue d'utilité publique, d'intervenir sans l'accord de la victime, pour éviter de mettre celle-ci en danger. L'article 12 rend le huis-clos de droit. Nous vous demanderons également, dans un article additionnel, de donner compétence aux inspecteurs du travail pour constater l'infraction de traite des êtres humains, mesure n° 13 du plan national de lutte contre la traite.

Le chapitre II améliore l'accompagnement global des personnes prostituées. L'article 3 crée le parcours de sortie, coordonné par une instance dédiée, qui ouvre notamment droit à une autorisation provisoire de séjour et à des remises fiscales gracieuses. Nous vous proposerons de le remplacer par un projet d'insertion sociale et professionnelle personnalisé. Toutes les associations ayant pour objet l'aide et l'accompagnement des personnes en difficulté souhaitant intervenir dans le projet seront a priori éligibles à l'agrément. L'instance chargée d'en assurer le suivi sera présidée par le préfet et composée de quatre collèges représentant la justice, l'État, les collectivités territoriales et les associations.

Le projet d'insertion sociale et professionnelle sera financé par le fonds créé à l'article 4, abondé par des crédits de l'État et par une partie du produit des biens confisqués aux proxénètes et des amendes prélevées sur les clients. Je vous propose de lui consacrer l'intégralité de ces deux dernières recettes et d'ajouter le produit des biens issus des procédures relatives à la traite des êtres humains.

L'article 6 accorde une autorisation provisoire de séjour aux seules personnes qui sont sorties de la prostitution. Or cette sortie est progressive et prend du temps : je vous propose de supprimer cette condition. Je vous invite à adopter tels quels les articles 8 et 9 qui traitent du logement et de l'hébergement.

Il n'est pas opportun que l'article 14 ter affirme que l'État est seul compétent en matière d'accompagnement sanitaire : il serait regrettable de limiter les capacités d'initiative d'autres acteurs, dont les collectivités territoriales.

Troisième chapitre : la prévention et l'information. Les amendements que je vous propose aux articles 15 et 15 bis A complètent l'information délivrée à l'école sur l'égalité entre femmes et hommes en prévoyant une information par groupes d'âge homogènes dans les collèges et lycées sur les réalités de la prostitution ; le faire dès l'école primaire paraissait inadapté. Il s'agit également d'aborder les enjeux relatifs aux représentations sociales du corps humain.

Le chapitre IV instaure la pénalisation du client, qui va de pair avec l'abrogation du délit de racolage - c'est la clé de l'équilibre du texte. L'article 13 reprend ainsi la proposition de loi de loi d'Esther Benbassa, adoptée à l'unanimité par le Sénat le 28 mars 2013, en supprimant ce délit instauré par la loi du 18 mars 2003. Les statistiques ne montrent pas de lien entre la mise en oeuvre du délit de racolage et les condamnations pour proxénétisme, dont le nombre est resté stable depuis 2004, entre 600 et 800 par an, alors que le nombre de gardes-à-vue pour racolage a été divisé par trois. Les auditions nous ont confirmé que ce délit avait surtout augmenté la stigmatisation et l'insécurisation des personnes prostituées. L'utilisation de la garde-à-vue des personnes prostituées pour lutter contre les réseaux est d'ailleurs un détournement de la législation, explicitement exclu par la loi du 15 juin 2000 sur la présomption d'innocence. Enfin, les personnes prostituées traditionnelles collaborent d'elles-mêmes avec la police sans passer par la garde-à-vue. Aussi vous proposerai-je de confirmer l'abrogation du délit de racolage.

L'article 16 contient la mesure la plus débattue : la création d'une contravention de cinquième catégorie sanctionnant le recours à la prostitution, sur le modèle suédois où l'absence de toute disposition pénale visant le racolage va de pair avec la pénalisation des clients. Nous avons entendu au cours de nos auditions des points de vue très divers sur cette disposition à forte valeur symbolique.

La position que nous adopterons reflètera les réponses que nous apportons, selon nos convictions, à des questions de principe : la prostitution choisie peut-elle exister ? La société doit-elle reconnaître aux individus le droit, moyennant paiement, de disposer du corps d'autrui ? Comment répondre au développement massif de la traite à des fins sexuelles sur notre territoire ? Le client, sans lequel il n'y aurait pas de marché, peut-il ignorer la situation des personnes prostituées ?

Les réponses que j'y apporte me conduisent à vous proposer d'adopter l'article 16. Nous aurons l'occasion d'échanger plus avant sur ce sujet. Quelques éléments techniques pourront éclairer nos débats. Le montant de 1 500 euros prévu pour les amendes de cinquième catégorie est un maximum ; dans la pratique, la moyenne des amendes prononcées pour les contraventions de 5ème classe tourne autour de 370 euros, souvent moins quand il s'agit de la première amende. Le bulletin n° 2 du casier judiciaire, qui sert pour l'accès aux emplois publics, ne comportera aucune mention de cette contravention.

Les trois ministres que nous avons entendues nous ont fait part de leurs questionnements, mais toutes considèrent qu'il faut dépasser le statu quo. Pour Christiane Taubira, le client ne peut plus être indéfiniment considéré comme irresponsable et tenu à l'écart de situations qu'il ne peut ignorer. Marisol Touraine a estimé qu'il fallait veiller à ne pas isoler davantage les personnes prostituées, tout en indiquant qu'elle partageait les objectifs du texte et que les mesures d'accompagnement visaient à créer un nouveau lien de confiance entre les personnes prostituées et les autorités publiques, afin de construire des alternatives à la prostitution. Enfin, Najat Vallaud-Belkacem a rappelé que la très grande majorité des personnes prostituées sont d'ores et déjà dans une situation de précarité et de vulnérabilité, qui rend urgente une réponse claire et volontaire.

En conclusion, je vous invite à adopter les modifications que le président Godefroy et moi-même vous proposerons conjointement afin d'améliorer cette proposition de loi et ainsi d'adopter, pour la première fois dans notre pays, un dispositif cohérent à même d'améliorer durablement la situation des personnes prostituées.

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