secrétaire d'État chargée du numérique, auprès du ministre de l'économie, du redressement productif et du numérique. - Je vous remercie pour votre invitation à venir m'exprimer devant votre mission qui effectue un travail de fond, déjà très abouti, vu le nombre de personnes que vous avez entendues ou rencontrées. Il me serait très utile de disposer de votre rapport parlementaire, si possible avant le 23 juin, date à laquelle se tient une réunion importante du Comité consultatif gouvernemental de l'ICANN (Governmental Advisory Committee - GAC) à Londres. Ce sera la cinquantième session du GAC et la réforme de l'ICANN sera au programme de la réunion. Nous sommes vraiment au coeur de l'actualité puisqu'aujourd'hui même, 3 juin, est la date butoir fixée pour aboutir à un accord commercial entre les candidats au « .vin » et au « .wine » et les professionnels des secteurs viticole et vinicole. J'ai reçu moi-même ces professionnels la semaine dernière et, ce matin encore, je recevais les parlementaires les plus concernés par ce dossier. J'ai également pu m'entretenir hier, par téléphone, avec Neelie Kroes, Commissaire européen en charge de la stratégie numérique, sur ce sujet, qui sera inscrit à l'ordre du jour du Conseil Télécoms vendredi, à l'initiative de la présidence grecque. Je ne pourrai malheureusement pas y assister, retenue par les commémorations du 6 juin 1944, mais la France sera représentée par son représentant permanent à Bruxelles.
Le sujet de la gouvernance de l'Internet est souvent perçu comme obscur et technique, réservé aux experts, les citoyens s'en souciant peu, tant que l'Internet fonctionne. La préoccupation dont je reçois le plus souvent l'écho porte le plus fréquemment sur l'accès à l'Internet sur notre territoire et le débit associé. Je dois reconnaître qu'il y a eu un certain retard dans la conscience politique des enjeux de la gouvernance de l'Internet.
Cela tient sans doute au fait que la délégation des noms de domaine de premier niveau géographiques s'est passée de manière assez consensuelle, même si des voix se sont élevées en 1998 pour critiquer le rattachement de l'ICANN au département du commerce américain. Ce rattachement a été admis au motif que :
- les compétences étaient aux États-Unis,
- la supervision par un état démocratique adhérant à des principes de liberté était acceptable,
- et le système de gouvernance multi-parties prenantes était efficace.
Depuis, deux événements ont bouleversé la donne : la deuxième génération de délégation de noms de domaine génériques a des impacts quantifiables et conséquents en termes commerciaux. Ainsi le vin représente pour nous 13 milliards d'euros d'excédent commercial annuel, ce qui atteste de son importance pour notre économie mais aussi pour la cohésion de nos territoires. Il y a ensuite l'affaire Snowden qui a montré que les États-Unis pouvaient espionner les citoyens, et même les États, ce qui a fait apparaître la vulnérabilité du réseau.
Nous sommes aujourd'hui confrontés à une multiplication de contentieux sur les noms de domaine. Il y a eu le cas du « .patagonia » : la mobilisation de l'Amérique du sud a finalement conduit à une suspension des noms de domaine avec cette extension. Il y a également celui du « .amazon » qui préoccupe l'Amazonie, dont le cacique Raoni Metuktire était d'ailleurs présent aujourd'hui dans l'hémicycle de notre Assemblée nationale.
On peut encore citer les cas du « .hotel » ou du « .spa ». À ce sujet, on peut regretter que le conseil d'administration de l'ICANN ait choisi de prendre une décision contraire aux intérêts de la Belgique, en ne tenant aucun compte de l'accord commercial auquel étaient pourtant parvenus le gouvernement belge et la ville de Spa avec le principal candidat à la délégation.
Il est donc temps d'élaborer une nouvelle stratégie pour la gouvernance de l'Internet, aussi bien au sein de l'Union européenne qu'au niveau mondial. Je parle à dessein de gouvernance plutôt que de régulation, car il faut éviter de caricaturer le débat en le réduisant à l'opposition entre les défenseurs de la liberté - commerciale, d'information ou d'expression - d'un côté et les États souverains de l'autre. La réalité est plus complexe. La question est en fait de savoir si l'Internet est condamné à être un espace de non-droit, dans lequel seuls les acteurs commerciaux définissent les règles, ou s'il est possible d'instaurer un cadre institutionnel de nature à garantir le respect de l'intérêt public. À ce titre, les États ont un rôle essentiel à jouer, dans la mesure où ils sont seuls redevables de l'intérêt public devant le peuple. Cette notion est essentielle.
Où en est-on aujourd'hui ? À Genève en décembre 2003, puis à Tunis en novembre 2005, dans le cadre du sommet mondial sur la société de l'information, des initiatives avaient été prises pour créer un espace de dialogue. Dix ans plus tard, on constate que ces sujets sont restés l'affaire de spécialistes, liés à un modèle économique visant à la rentabilité. La question de la gouvernance mondiale de l'Internet est donc à nouveau posée. Deux voies sont possibles, celle de la tradition onusienne, avec des organisations comme l'Union internationale des télécommunications (UIT), ou bien celle d'institutions originales.
Lors du sommet de São Paulo en avril dernier, plusieurs États comme l'Iran ou la Chine ont plaidé pour une approche interétatique. À l'inverse, les États-Unis, des représentants du secteur privé et certains acteurs de la société civile promouvaient un modèle multipartite. La France, comme la majorité des pays de l'Union européenne, la Commission européenne, le Brésil et d'autres pays émergents ont quant à eux cherché à dégager une voie différente.
La France exprime au sujet de l'ICANN une position assez stable. Elle demande notamment que les gouvernements aient un rôle spécifique à jouer, déplorant que le conseil d'administration de l'ICANN ne soit pas lié par les décisions du Governmental advisory committee (GAC), qui reste une instance consultative.
Plus largement, elle appelle à une profonde réforme de cette organisation. Elle souhaite une véritable internationalisation de ses structures, qui ne se résume pas à la fin du lien contractuel avec le département du commerce américain, au recrutement d'effectifs plus internationaux ni à la simple ouverture de bureaux de représentation à travers le monde, afin de parvenir à une rupture complète avec le gouvernement américain. Le transfert du siège de l'ICANN dans un autre pays, qui pourrait être européen, serait l'un des moyens d'atteindre cet objectif, l'Europe étant à la fois une garantie pour les libertés et pour la confiance. La France souhaite aussi que les conditions de nomination des membres du conseil d'administration soient revues et que les modalités de recours - aujourd'hui opaques et insatisfaisantes - soient améliorées. Ces recours n'ont d'ailleurs pas de nature vraiment juridictionnelle et n'obéissent à aucune règle de droit. Ainsi, ils ne garantissent pas les droits procéduraux reconnus par des organisations comme le Conseil de l'Europe.
Nous demandons en particulier davantage de transparence dans la prise de décision et des délais plus longs, nécessaires pour que chaque partie intéressée puisse faire valoir ses arguments à propos des décisions revenant au conseil d'administration de l'ICANN.
S'agissant des enseignements à tirer de la réunion de São Paulo, ils sont contrastés. Des grands principes, comme la liberté d'expression, la neutralité de l'Internet, la nécessité de lutter contre la cybercriminalité, ont été réaffirmés. En revanche, le sommet s'est terminé sans qu'une feuille de route claire n'ait été adoptée. Aucun engagement précis n'a été arrêté. Le calendrier des prochaines rencontres n'a pas été déterminé, alors que l'Internet governance forum (IGF) doit se réunir cet automne à Istanbul.
Quelles évolutions possibles s'offrent à nous ? Sur la gouvernance au sens large, depuis 2005, aucune réflexion réellement inclusive, c'est-à-dire qui dépasse le seul sujet de l'ICANN, n'a été menée, qu'il s'agisse du nommage, de l'adressage, de la sécurité, du spam et de la protection de la vie privée. Une grande diversité d'instances se sont pourtant saisies de ces sujets, par exemple, l'Union internationale des télécommunications (UIT) et l'IGF, mais sans remettre en cause le rôle de l'ICANN et sans proposer de solution alternative.
La France s'intéresse également à des modèles d'organisation mis en oeuvre par des instances internationales privées qui accordent un rôle prépondérant aux États. C'est le cas du secteur de l'aviation civile et de la définition des normes dans le secteur bancaire qui articulent les acteurs privés et les États dans une approche multipartite. Un autre exemple pourrait être utilisé en s'inspirant de la régulation en matière de satellites. En tout état de cause, nous demandons une rupture rapide et confirmée du lien avec les juridictions américaines qu'entretient la gouvernance de l'Internet en général et une articulation beaucoup plus précise avec les gouvernements.
Le Président de l'ICANN m'a indiqué qu'il ne fallait pas sous-estimer la décision « .amazon ». C'est la première fois, selon lui, que le board agit en toute indépendance à l'égard du Gouvernement américain, ce qui doit nous amener à ne pas préjuger de la décision qui sera prise sur le « .vin ». J'ai attiré son attention sur ce sujet en lui signifiant que la mobilisation politique ne faiblirait pas ; au point que les élus sont prêts à demander au Gouvernement de boycotter la réunion du 23 juin en cas de décision défavorable aux viticulteurs, qu'ils soient Français, mais aussi Australiens, Chiliens, Argentins ou Américains lorsqu'ils sont dans la Napa Valley. Quelle qu'elle soit, j'ai considéré que cette décision créerait un précédent et que la question de la réforme de l'ICANN demeurerait d'actualité dans tous les cas de figure.
La France n'est pas favorable à ce que l'ICANN soit le réceptacle de débats sur les sujets périphériques, dits « orphelins », comme la cybersécurité, laquelle est par ailleurs traitée dans le cadre d'une directive européenne, la liberté d'information et l'innovation dans le domaine du big data et des objets connectés.
Je suis plutôt favorable à l'idée d'un traité international, même s'il n'existe pas encore d'instance pour l'accueillir. Le sommet de São Paulo était une première pierre posée vers cet objectif. Sur ce point, la France est proche des positions brésiliennes, tout en développant une stratégie de recherche de partenaires en Europe et hors Europe.
Le Gouvernement français est donc conscient des enjeux liés à la réforme de l'ICANN même s'il faut reconnaitre que cette prise de conscience a été tardive.