Je développerai des considérations de portée économique et générale, et le rapporteur général nous dira les conclusions que l'on peut tirer, et les propositions que l'on peut formuler, à partir des éléments que nous a fournis le Gouvernement. Nous l'avions notamment interrogé afin d'obtenir des éléments de comparaisons internationales, qui nous ont semblé très utiles sur un tel sujet.
Notre commission avait organisé, le 15 janvier dernier, une audition conjointe sur les enjeux liés au développement des « monnaies virtuelles », parmi lesquelles figure le célèbre bitcoin. Nous avions pu entendre le Trésor, les douanes, la Banque de France, Tracfin, mais aussi un entrepreneur et un universitaire spécialiste du sujet. Comme nous en étions convenus, deux questionnaires avaient ensuite été adressés au Gouvernement et aux services économiques de nos représentations diplomatiques.
On peut observer que les choses ont beaucoup changé depuis six mois : le développement des monnaies virtuelles s'est poursuivi, avec son lot d'innovations et de canards boiteux voire de scandales ; le bitcoin a été présent dans l'actualité, et les autorités ont poursuivi leur réflexion pour obtenir une certaine forme de régulation. Le 11 juillet dernier, le ministre des finances et des comptes publics, Michel Sapin, s'est appuyé sur les travaux qui avaient été effectués pour annoncer plusieurs mesures d'encadrement des monnaies virtuelles, dont nous parlera le rapporteur général.
L'intérêt que porte la commission des finances du Sénat à ce sujet n'a pas lieu de surprendre : il s'inscrit dans les travaux que nous avons entamés dès 2008-2009 sur les transformations profondes qu'induisent, pour notre fiscalité et pour les mécanismes économiques et financiers, les technologies numériques. L'irruption du numérique dans la vie ne laisse à cet égard à peu près rien dans le statu quo.
Il y a d'abord les conséquences fiscales : la concentration de la valeur sur des actifs immatériels, facilement (dé)localisables sous des latitudes aussi clémentes par leur droit et leur fiscalité que par leur climat, a provoqué, comme nous pouvions le redouter, une attrition des assiettes fiscales dont les grands pays ont aujourd'hui pris conscience. Mais au-delà de la fiscalité, la révolution numérique vient bouleverser de fond en comble différents secteurs économiques : le monopole des taxis est remis en cause par des applications comme Uber - nous en discuterons cet après-midi en séance publique -, et le modèle des hôtels est bousculé par le développement des sites de réservation en ligne ou des sites proposant des solutions d'hébergement alternatives comme Airbnb, par exemple.
Avec les « monnaies virtuelles », nous touchons à quelque chose de plus fondamental encore : le monopole d'émission des banques centrales, manifestation par excellence du pouvoir régalien. Exemple le plus connu et le plus « réussi », le bitcoin est un système de paiement libre, anonyme et décentralisé, qui permet aux utilisateurs d'échanger entre eux des biens et des services sans avoir recours à la monnaie classique. Stricto sensu, toutefois, il ne s'agit ni d'une monnaie ayant cours légal, ni d'un moyen de paiement au sens du code monétaire et financier. C'est quelque chose d'innomé, de non-qualifié juridiquement. Le bitcoin n'est pas émis contre la remise de fonds. Il est un support de transactions. Pour l'instant, le bitcoin relève avant tout d'une forme de troc en version numérique : parfois, ce qui était le plus archaïque peut devenir, grâce aux technologies d'aujourd'hui, le plus moderne et le plus innovant.
Toutefois, on ne peut écarter d'un revers de main cette innovation, sous prétexte qu'il ne s'agirait que d'un épiphénomène. De plus en plus de e-commerçants acceptent les paiements en bitcoins, de même que la plateforme PayPal. Si le bitcoin connaît un tel succès, c'est qu'il présente des avantages tangibles. Lesquels ? Tout d'abord, les frais de transaction : ils sont réputés quasi-nuls - j'insiste sur le mot « réputés ». Une récente étude de Goldman Sachs les estime à 1 %, contre 2,5 % pour un virement par carte bancaire. Signalons toutefois que ce débat n'est pas tranché, dans la mesure où une estimation exacte devrait inclure, d'une part, le coût de l'équipement informatique et de l'électricité, et d'autre part, le coût du risque associé à la volatilité du bitcoin et des éventuelles couvertures à prévoir en conséquence. Surtout, le bitcoin se caractérise par un ingénieux mécanisme de « création monétaire », ou de création de signes quasi-monétaires, qui rémunère ses utilisateurs : mettez la puissance de calcul de votre ordinateur à la disposition du réseau afin de valider les transactions, et vous serez rémunérés en bitcoins.
Ce système, nous en sommes conscients, comporte des risques notoires. Ceux-ci sont connus depuis l'origine mais sont apparus très clairement ces derniers temps, et ne peuvent que conduire les pouvoirs publics et à émettre un certain nombre d'avertissements. Le bitcoin se caractérise par une extrême volatilité - un bitcoin valait moins d'un dollar jusqu'en 2011, presque 1 200 dollars à l'automne 2013, et environ 650 dollars aujourd'hui... De fait, le système est spéculatif, puisque le rythme de création des bitcoins suit une courbe décroissante, jusqu'à atteindre un maximum de 21 millions d'unités en 2140, contre environ 12 millions aujourd'hui. Le système est clos, construit pour toute sa durée de vie. C'est une véritable « rareté organisée », qui est aussi la condition de son succès puisqu'elle garantit les détenteurs contre une éventuelle dévaluation de leurs avoirs : il ne peut pas exister de « planche à bitcoins ».
De plus, le bitcoin ne bénéficie d'aucune garantie de convertibilité en monnaie « réelle », ce qui laisse les utilisateurs bien dépourvus en cas de perte généralisée de confiance dans le système.
Ensuite, si le protocole de validation des transactions est lui-même très sécurisé, il n'en va pas de même pour le « stockage » des bitcoins. La plupart des utilisateurs décident de stocker leurs bitcoins sur des « comptes » ouverts auprès de plateformes d'échange en ligne. Mais le piratage est possible : la faillite de Mt. Gox, la plus grande plateforme au monde, a ruiné plusieurs milliers d'utilisateurs le 28 février dernier, ce qui démontre la fragilité de ces « coffres forts » virtuels. Bien sûr, il est aussi possible de conserver ses bitcoins sur son propre disque dur, chez soi : James Howell, un jeune Britannique qui avait acquis 7 500 bitcoins contre une poignée de livres sterling en 2009, serait aujourd'hui multimillionnaire s'il n'avait pas malencontreusement jeté le sien dans une immense décharge publique du Pays de Galles...
Surtout, l'anonymat qui s'attache aux transactions fait du bitcoin une aubaine pour la cybercriminalité ou le blanchiment. L'audition du 15 janvier dernier a permis d'apprendre que les services de la douane avaient arrêté un trafiquant de stupéfiants qui se faisait payer en bitcoins. Certes, le site Silk Road, véritable caravansérail de la drogue en ligne, et arsenal virtuel d'armes bien réelles, a été fermé fin 2013 par le FBI. Mais il ne faudrait pas en déduire que tout risque est écarté, comme en témoigne l'arrestation, mardi 28 janvier à New York, du vice-président de la Bitcoin Foundation.
Il faut toutefois raison garder - même si la Banque de France, Tracfin et l'AMF sont dans leur rôle en appelant à la vigilance. Pour l'heure, c'est la volatilité et l'absence de statut légal du bitcoin qui devraient limiter son développement au-delà d'un cercle d'initiés : en effet, quel particulier, quel commerçant, et même quel réseau criminel aurait intérêt à réaliser ses transactions au moyen d'un étalon dont la valeur peut être divisée par deux en quelques instants ? De même, le bitcoin ne constitue pas une menace pour la stabilité macroéconomique, compte tenu de la masse monétaire qu'il représente : 5 à 8 milliards de dollars seulement, contre des milliers de milliards de dollars pour les grandes devises. Aujourd'hui, il me semble que le bitcoin tient davantage du produit spéculatif de niche que d'une véritable alternative à la monnaie. Et l'on ne peut s'empêcher de penser que les quelques distributeurs et magasins Monoprix qui acceptent cette « devise » le font d'abord par souci de publicité...
Surtout, se concentrer uniquement sur les risques - ce qu'il faut néanmoins faire - revient à ignorer les multiples opportunités qu'ouvrent les monnaies virtuelles. Ce n'est pas parce qu'une innovation peut mettre au défi certaines de nos conceptions traditionnelles qu'il faut les rejeter en bloc, d'autant que le rejet risquerait d'être assez fortement théorique : comment, en effet, discipliner les comportements individuels et interdire à nos concitoyens de faire usage de plateformes étrangères ?
Comme alternative aux monnaies classiques, le bitcoin commence à peine à montrer son potentiel. Certains, qui ont une imagination développée, pensent déjà à la mise en place d'offres de crédit ou de financement participatif (crowdfunding) en monnaies virtuelles. Je suis personnellement très réservé sur ces idées, mais elles méritent d'être analysées, et de nouveaux développements pourraient intervenir.
Mais surtout, plus qu'une « monnaie », le bitcoin est une technologie, un protocole de validation des transactions totalement décentralisé, « auditable » par tous et très sécurisé. Or, s'il est possible de valider des transactions, pourquoi ne pas s'en servir pour valider autre chose ? Par exemple, des mots de passe, des titres d'identités, des diplômes et autres certificats, ou même des votes électroniques ! Dans un monde proche, personne ne pourrait plus frauder sur les diplômes qu'il a obtenus, et ce serait un progrès. Quant au vote électronique, je pense à celui des Français de l'étranger qui dont le développement est entravé par des doutes sur sa sécurité. La validation décentralisée est une amélioration du principe de la cryptographie : aucun « tiers de confiance » ne se retrouve jamais en possession de l'information complète, mais celle-ci est néanmoins parfaitement vérifiée.
Il existe d'autres « monnaies virtuelles » : il y en a eu d'autres hier (par exemple Liberty Reserve ou e-Gold), il peut y en avoir d'autres demain, même si le bitcoin s'est réellement développé. Il est donc très important pour les pouvoirs publics d'apprécier ce phénomène tel qu'il est, de ne pas rester en retrait, d'intervenir à bon escient de guider les raisonnements. Il appartient au rapporteur général de nous éclairer sur cette dialectique entre innovation et régulation, qui apporte la sécurité nécessaire aux acteurs du marché.