Je voudrais vous faire part d'une réminiscence déjà fort ancienne, qui concerne l'apparition des cartes bancaires. J'étais à l'époque jeune chercheur à l'université et je travaillais sur les moyens de paiement, lorsque la carte bancaire commençait à apparaître dans les commerces. Je me souviens qu'à l'époque, on était dans la méfiance la plus absolue. Cette innovation était présentée par les uns et les autres, dans les publications scientifiques, comme une source de risques considérables, qui n'irait pas très loin et connaîtrait une désaffection une fois connues les dérives qui allaient se manifester. Avec le bitcoin, le sujet est certes différent mais j'ai le sentiment que l'on retrouve, à travers ce que l'on peut lire, la même anxiété face à l'évolution des choses. Dans ce contexte fort incertain, où l'on ne maîtrise pas encore tous les paramètres ni tous les usages, la question de la régulation se trouve d'emblée posée.
Il n'est pas facile d'apporter une réponse normative à un phénomène qui se joue des frontières géographiques autant que des cadres conceptuels. Pourtant, une régulation est absolument nécessaire, ne serait-ce que pour sécuriser les utilisateurs et les acteurs qui prennent le risque d'innover, ainsi que pour prévenir les dérives qui, sinon, pourraient conduire à décrédibiliser rapidement le système dans son ensemble.
Le président Philippe Marini a parlé de la fermeture du site The Silk Road et de la faillite de la plateforme Mt. Gox. J'évoquerai pour ma part un événement plus proche de nous : il y a deux semaines, les gendarmes de la région Midi-Pyrénées ont arrêté trois personnes qui opéraient une plateforme d'échange de bitcoins sans autorisation, et « saisi » 388 bitcoins, ce qui correspond à environ 200 000 euros... Heureusement, l'audition du 15 janvier dernier au Sénat nous a permis de réaliser que certains acteurs privés présents sur le marché du bitcoin étaient en attente d'une régulation. Bien sûr, les professionnels demandent toujours un maximum de souplesse, là où les autorités poussent pour des contrôles plus pointilleux. Comme souvent, l'enjeu est de réguler efficacement sans « tuer » l'innovation.
Il faut se féliciter que la France ait su réagir assez rapidement en matière de régulation. Il y a dix jours, se fondant notamment sur les travaux conduits à l'initiative de notre commission, le ministre des finances et des comptes publics, Michel Sapin, a annoncé plusieurs mesures très concrètes.
Premièrement, une clarification du régime fiscal des monnaies virtuelles : les plus-values seront ainsi imposées au barème de l'impôt sur le revenu, au premier euro, au titre des bénéfices industriels et commerciaux (BIC) si l'activité d'achat-revente est habituelle, ou des bénéfices non-commerciaux (BNC) si celle-ci est occasionnelle. Par voie de conséquence, les moins-values seront déductibles sous certaines conditions. Les bitcoins et leurs équivalents entreront par ailleurs dans le patrimoine imposé au titre de l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et seront soumis aux droits de mutation à titre gratuit (DMTG). En revanche, la France soutiendra au niveau européen un non-assujettissement à la TVA, afin d'éviter de réitérer l'expérience malencontreuse des quotas carbone qui ont donné lieu à un gigantesque « carrousel TVA ».
Deuxièmement, une limitation de l'anonymat : le ministre entend imposer aux plateformes d'échange une obligation d'identification à l'occasion d'une ouverture de compte, d'un retrait, d'un dépôt ou d'une transaction. Une concertation a été engagée à ce sujet, qui est extrêmement délicat puisqu'il touche au fondement même du système.
Troisièmement, un plafonnement des paiements en monnaies virtuelles, comme cela existe pour le numéraire : dans les deux cas, cela se justifie par l'anonymat qui s'attache aux transactions.
Il faut ajouter à cela que l'Autorité de contrôle prudentiel et de régulation (ACPR) estime que les intermédiaires proposant d'échanger des « monnaies virtuelles » contre des monnaies ayant cours légal sont soumis au statut de prestataire de services de paiement (PSP). C'est par exemple le cas de la plateforme Bitcoin-Central proposée par Paymium, dont nous avions auditionné le fondateur. À ce titre, ils doivent respecter un certain nombre d'obligations prudentielles, et sont assujettis aux règles de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme.
On peut se poser la question suivante : les positions prises par la France sont-elles similaires à celles des autres pays ? Pour le savoir, nous avions adressé un questionnaire aux missions économiques de la direction générale du Trésor, afin d'obtenir des éléments de comparaison avec treize autres pays dûment sélectionnés. Ce questionnaire est complété par un autre, de portée plus générale. Les réponses à ces questionnaires constituent un travail inédit qui permettra d'éclairer les décisions futures, notamment au niveau européen. Ces comparaisons montrent que si tous les pays se posent à peu près les mêmes questions, tous n'y apportent pas les mêmes réponses - ceci n'est pas une formule rhétorique, c'est un constat assez préoccupant puisque nous parlons d'un phénomène qui est par essence transnational. De fait, la France se situe à mi-chemin entre les pays les plus régulateurs et les pays les plus libéraux.
En ce qui concerne la qualification juridique des monnaies virtuelles, la France évolue dans le même flou que la plupart des pays, faute d'accord entre leurs différentes administrations. Toutefois, certains pays comme la Chine, la Thaïlande ou la Corée considèrent clairement les bitcoins comme des « biens » ou des « marchandises », fussent-elles numériques, à l'instar d'un fichier musical « mp3 ». Le gouverneur de la Banque centrale chinoise a ainsi comparé les bitcoins aux timbres échangés par les philatélistes... Moins poétique peut-être, et surtout très isolée pour l'instant, l'autorité de supervision allemande qualifie les monnaies virtuelles d'unités de compte, entrant dans la catégorie des instruments financiers au même titre que les devises.
Peu pressés de définir les monnaies virtuelles, les pays se sont en revanche montrés plus prompts à les taxer...