Intervention de Jean-Pierre Sueur

Réunion du 30 juin 2014 à 16h00
Débat sur le bilan annuel de l'application des lois

Photo de Jean-Pierre SueurJean-Pierre Sueur :

Madame la présidente, monsieur le secrétaire d'État, monsieur le président de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois, mes chers collègues, je pourrais vous dire que 92 % des lois promulguées au cours de la période de référence sont devenues applicables. Toutefois, bien entendu, ce pourcentage, comme bien d’autres, ne signifie à peu près rien. Pourquoi ? Parce que ces quatorze lois ne comportaient en tout que douze mesures d’application.

En revanche, ce qui a une signification, c’est l’importante charge de travail de la commission des lois. En effet, quoique certains des textes que nous avons examinés n’aient pas été promulgués au cours de la période de référence, si nous comptabilisons toutes les situations possibles, notre commission a examiné au cours de celle-ci 41 textes et produit 27 avis, dont 21 avis budgétaires.

Notre charge de travail est donc importante, mais nous ne nous en plaignons pas compte tenu de l’intérêt que nous prenons à notre tâche.

Mes chers collègues, plutôt que de vous faire un exposé exhaustif sur cette question, j’ai choisi, avec l’approbation de la commission, de ne traiter qu’un seul sujet, à savoir la mise en œuvre de la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, un texte important.

Le premier point que je voulais aborder devant vous, parce que ce sont des problèmes extrêmement concrets, est relatif à la célébration d’un mariage entre un Français et un ressortissant d’un pays n’autorisant pas le mariage des personnes de même sexe et lié à la France par une convention bilatérale. Ce point a sans doute constitué la principale difficulté rencontrée au lendemain de l’adoption de cette importante loi.

Afin de garantir le droit de se marier à tout Français, y compris lorsque son futur conjoint est ressortissant d’un État qui ne reconnaît pas le mariage entre personnes de même sexe, la loi a introduit une nouvelle règle de conflit de lois – il s’agit de l’article 202-1, alinéa 2, du code civil – permettant d’écarter la loi personnelle de l’un des futurs époux qui n’autoriserait pas l’union entre personnes de même sexe.

Cependant, cette règle de conflit de lois peut être mise en échec, mes chers collègues, par application du principe de hiérarchie des normes. En effet, comme le rappelle la circulaire du 29 mai 2013, le deuxième alinéa de l’article 202-1 du code civil ne pourrait s’appliquer aux ressortissants des pays avec lesquels la France est liée par des conventions bilatérales qui prévoient que la loi applicable aux conditions de fond du mariage est la loi personnelle de chacun des époux.

Dans la dépêche du 1er août 2013 diffusée aux procureurs généraux, le ministère de la justice a précisé qu’une distinction pouvait être établie entre les conventions renvoyant expressément à la loi nationale de chacun des époux, qui ne pourraient être écartées, et celles qui ne visent que la situation des ressortissants français, qui pourraient donner lieu à une interprétation plus souple. Cette analyse a permis que soit envisagée favorablement la célébration des mariages concernant les ressortissants du Laos, du Cambodge, de l’Algérie et de la Tunisie.

C’est dans ce contexte que sont intervenues les premières décisions judiciaires sur ce sujet.

Le tribunal de grande instance de Chambéry a jugé, le 11 octobre 2013, que le droit au mariage pour les personnes de même sexe faisait désormais partie de l’ordre public international français, qui permet au juge d’écarter l’application d’une loi étrangère incompatible avec les valeurs et les droits fondamentaux français, malgré l’existence d’une convention internationale contraire à laquelle la France est partie.

Il a ainsi écarté l’application de l’article 5 de la convention franco-marocaine du 10 août 1981 relative au statut des personnes et de la famille et à la coopération judiciaire, qui prévoit que les conditions de fond du mariage doivent être appréciées au regard de la loi personnelle de chacun des époux, la législation marocaine interdisant le mariage des personnes de même sexe.

La cour d’appel de Chambéry a confirmé ce jugement dans un arrêt du 22 octobre 2013. Elle a considéré qu’il convenait d’écarter l’application de la convention franco-marocaine au profit des principes supérieurs du nouvel ordre public international, instaurés par la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe.

Cette jurisprudence semble aller plus loin que l’interprétation de la règle de conflit de lois développée dans la dépêche du 1er août 2013. Cependant, sur l’initiative du parquet général, cette décision fait l’objet d’un pourvoi en cassation, dont on peut espérer que l’issue permettra de fixer la jurisprudence sur cette question.

J’appelle donc l’attention sur un problème très délicat : même si la loi française écarte l’application d’une loi étrangère, certains traités et conventions internationales sont en vigueur sur notre sol, ce qui crée un risque de conflit entre deux ordres de légalité.

La seconde question que je voudrais soulever concerne l’adoption par les couples de personnes de même sexe.

En effet, comme vous le savez, mes chers collègues, l’adoption est désormais ouverte sous toutes ses formes, dans les conditions prévues par le titre VIII du code civil, à tous les couples mariés, qu’ils soient homosexuels ou hétérosexuels.

À ce jour, les seuls cas d’adoption dont ont eu à connaître les tribunaux concernent des hypothèses d’adoption de l’enfant du conjoint, le cas de figure le plus fréquent étant celui d’une femme se rendant à l’étranger pour faire l’objet d’une insémination artificielle, sa conjointe sollicitant ensuite des juridictions françaises l’adoption de l’enfant.

Ces questions relèvent de l’appréciation des tribunaux, le juge restant seul compétent pour décider d’une adoption, qui, selon l’article 353 du code civil, ne peut être prononcée que si les conditions de la loi sont remplies et si l’adoption est conforme à l’intérêt de l’enfant.

Le tribunal de grande instance de Lille, en application de la loi du 17 mai 2013, a été la première juridiction française à autoriser par jugement en date du 14 octobre 2013 l’adoption en la forme plénière par une épouse des deux enfants de sa conjointe. Depuis lors, d’autres juridictions ont suivi cet exemple, en particulier celles de Toulouse et de Limoges.

Toutefois, le premier refus d’adoption a été prononcé tout récemment par le tribunal de grande instance de Versailles. Dans une décision du 30 avril 2014, au motif de fraude à la loi, cette juridiction a en effet refusé l’adoption par l’épouse de sa mère d’un enfant conçu selon un protocole d’assistance médicale à la procréation réalisé en Belgique.

Il y a là un véritable problème, d’autant que, si l’on se fonde sur les jugements rendus sur des cas semblables, l’analyse du tribunal de Versailles ne semble pas être partagée par la majorité des juges.

En effet, contrairement à la gestation pour autrui, l’assistance médicale à la procréation ne fait pas l’objet d’une prohibition d’ordre public. Le seul fait de recourir à l’assistance médicale à la procréation à l’étranger ne serait donc pas contraire à un principe essentiel du droit français et ne constituerait pas, en soi, une fraude à la loi susceptible de fonder le refus d’une adoption par le conjoint.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion