C'est donc qu'il a été évité... J'en déduis, comme l'a excellemment dit M. Fillon, que la France a su réagir en Irak et c'est tant mieux.
Nous ne pourrons faire la liste des raisons de fond qui ont fait de cet été un été de toutes les crises. Mais je voudrais vous livrer d'ores et déjà quelques éléments sous la forme de coups de projecteur.
Nous vivons une dépolarisation du monde. D'un monde bipolaire, où l'Union soviétique et les États-Unis à eux deux contrôlaient les crises, la chute du Mur de Berlin nous a fait d'abord passer à un monde unipolaire où la puissance américaine faisait à elle seule la pluie et le beau temps. Mais aucune puissance, même par un jeu d'alliances stables, ne peut plus désormais maîtriser toutes les crises. Si nous aspirons à un monde multipolaire organisé, force est de constater qu'aujourd'hui nous vivons désormais dans un monde « zéro-polaire ». Cela explique que les crises puissent se propager sans être maîtrisées, puisqu'il n'y a plus aucune puissance en mesure de le faire.
Deuxième élément d'explication, l'éclatement de la puissance a plusieurs facettes : de nouveaux États revendiquent une place accrue ; les États eux-mêmes ne détiennent plus le monopole de la force - certains d'entre eux, telles la Libye et la République centrafricaine, n'en ont plus que le nom ; à l'inverse, certains groupes s'arrogent des pouvoirs quasi-étatiques. Ce n'est certes pas un hasard que le groupe de l'État islamique se soit choisi ce nom. Tout cela introduit la confusion et la bigarrure dans la société internationale, où se mêlent désormais des notables, des nouveaux riches, des mafias, des milices, des groupes interlopes... Cet éclatement de la puissance paralyse les mécanismes traditionnels de sécurité collective, notamment le Conseil de sécurité des Nations unies. Pour résumer, nous nous retrouvons face à davantage de forces à contrôler et avec moins de forces pour les contrôler.
Troisième élément de fond : la dispersion de la capacité destructrice. Cela vaut sur le plan nucléaire, ce qui fait toute l'importance des discussions engagées avec l'Iran. Mais, au-delà, certains groupes ou individus peuvent désormais eux aussi acquérir, projeter et amplifier leurs propres capacités destructrices. J'ai pris tout à l'heure l'exemple des attentats du 11 septembre 2001, réalisés avec des moyens relativement limités mobilisés. Imaginez de quoi est capable aujourd'hui un groupe tel que l'État islamique, avec les capacités financières et technologiques dont il dispose ?
Autant d'éléments de fond auxquels viennent s'ajouter des éléments spécifiques propres à certaines régions comme l'Afrique et le Moyen-Orient, dont l'accumulation et la multiplication produisent les résultats que nous observons. Au Moyen-Orient, le conflit israélo-palestinien sans cesse recommencé nourrit un terreau d'affrontements permanents, dont Gaza est aujourd'hui le théâtre. Il constitue comme une plaie ouverte, qui entretient un climat délétère. Le clivage entre sunnites et chiites, doublé de rivalités internes, joue également un rôle déterminant, en induisant des affrontements mais aussi des jeux ambivalents, sinon carrément ambigus. Quant aux printemps arabes, à l'origine facteurs d'espérance, ils ont placé plus d'un pays devant un dilemme impossible : ou bien la dictature, ou bien le terrorisme, alors que la seule bonne solution, malheureusement très difficile à accoucher, reste dans une opposition modérée, inclusive et ayant vocation à garder un pays uni.
Il faut déplorer également les contradictions, les faiblesses et les excès de la communauté internationale et de quelques-uns de ses dirigeants. Dans ce contexte, les interventions militaires se révèlent parfois justifiées, parfois malencontreuses. Ajoutons que rarement elles sont suivies de l'accompagnement politique indispensable - on l'a vu en Libye.
Enfin, le fossé entre la pauvreté persistante des peuples, qui contraste avec l'insolente richesse de certains dirigeants, ajoute les crises aux crises et nourrit le simplisme mortifère et connecté du nouveau terrorisme, qui constitue une menace terrible pour les pays de la région, mais aussi pour nous-mêmes et pour le monde.
Pour explorer les raisons de fond des crises, c'est tout cela qu'il faut avoir à l'esprit : les explications générales et les facteurs spécifiques - la situation n'est pas la même au Moyen-Orient et en Afrique - si l'on veut accoucher d'une vision tout à la fois utile et positive.
Plusieurs d'entre vous sont revenus sur l'idée lancée par le Président de la République d'une conférence internationale à propos de l'Irak et de la sécurité. Il n'a, à juste titre, pas fixé de date, car il s'agit d'une affaire difficile à monter, puisque personne ne peut être obligé de faire le déplacement. En premier lieu, les autorités irakiennes doivent donner leur point de vue.
Dans notre esprit, si cette conférence doit avoir lieu, elle doit être extrêmement large, incluant tous les pays de la région, mais aussi les cinq membres permanents du Conseil de sécurité. À la différence de certains d'entre vous, je ne pense cependant pas qu'il faille entrer dans une logique d'échange, en considérant par exemple que la question du nucléaire iranien serait réglée au motif que l'Iran participerait - ce qui est indispensable - aux discussions. Les deux problèmes sont de nature différente et il serait dangereux d'entrer dans un système où l'on échangerait une chose contre une autre.
En Turquie, le président nouvellement élu, qui devrait bientôt désigner, à en croire les gazettes, mon actuel collègue des affaires étrangères comme Premier ministre, prendra position prochainement. Il a annoncé qu'il entendrait reprendre le problème à nouveaux frais, comme cela se fait parfois à l'occasion d'un nouveau mandat. De mes contacts fréquents avec mon collègue turc, j'ai retiré l'impression que l'attitude de la Turquie vis-à-vis des Kurdes est beaucoup plus ouverte que ce qu'elle fut à d'autres époques, et que les Turcs ont très bien compris la menace que constituait l'État islamique.
Les Kurdes étant présents dans de nombreux pays, la question kurde est emblématique du problème des frontières. Faut-il ou non les garder ? L'époque est révolue où la solution était dictée de l'extérieur, lorsque quelques pays se permettaient de tracer les frontières et de redessiner la carte. Cela a fonctionné au moment de la décolonisation, mais aujourd'hui, quel pays, aussi puissant soit-il, pourrait agir ainsi ? Ce n'est plus possible. Personnellement, je me garderais de crier « À bas les frontières ! Vive la nouvelle donne ! ».
Où irait-on en effet si chaque communauté ethnico-religieuse devait avoir son propre État ? Pour commencer, il y aurait bien plus que 190 États aux Nations unies. Mais, au-delà, on imagine ce que cela signifierait non seulement au Moyen-Orient, mais aussi en Afrique, avec sa mosaïque d'ethnies, ou en Russie, ou même dans l'Union européenne... Certaines frontières sont sans doute contraignantes : des irrédentismes se font jour, des autonomies qu'il faut savoir reconnaître, des décentralisations qu'il faut savoir pousser. Mais de là à abattre les frontières et que cent fleurs jaillissent avec quatre cents États dans le monde, ce serait créer un facteur de guerre particulièrement puissant.
Toute la question en Irak est de trouver entre chiites, Kurdes et sunnites un modus vivendi où chacun se sentirait à l'aise. Nous n'en sommes malheureusement pas du tout là, et c'est ce qui explique que le conflit s'y soit propagé comme une flamme dans les broussailles. J'ai abordé le sujet avec M. Barzani, président du Kurdistan : la France n'est pas favorable à un éclatement de l'Irak. Elle défend au contraire l'intégrité et l'unité des États, mais celle-ci n'est possible qu'au prix d'une certaine souplesse, d'une décentralisation et d'une attitude compréhensive vis-à-vis des minorités.
Plusieurs d'entre vous ont jugé insuffisante l'action de l'Union européenne. Au cours des deux dernières années, force est de reconnaître que si l'appui qu'elle a apporté aux initiatives françaises a été moralement impeccable, il est sur le plan pratique resté souvent limité et tardif... Mais cette fois-ci, et nous avons travaillé pour cela, tout porte à croire que l'attitude sera très différente. Fait sans précédent, l'Union européenne en tant que telle appuie les livraisons d'armes. Elle prend également en charge les aspects humanitaires. La commissaire Georgieva, en charge de ces questions, était hier à Erbil et à Bagdad pour coordonner son action avec celles des autorités locales ; un pont aérien a été décidé le 15 août et la Commission européenne a dégagé 5 millions d'euros supplémentaires, qui se sont ajoutés aux 12 millions d'euros déjà mobilisés. Ces efforts se conjuguent à ceux du pont humanitaire décidé par le Bureau humanitaire des Nations unies, dont l'objectif est de répondre aux besoins de 1,4 million de personnes.