Intervention de Daniel Reiner

Réunion du 24 septembre 2014 à 15h00
Engagement des forces armées en irak — Déclaration du gouvernement suivie d'un débat

Photo de Daniel ReinerDaniel Reiner :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, je veux exprimer l’accord et le soutien du groupe socialiste du Sénat à l’action que mène le Gouvernement en Irak. La gravité du moment est à la mesure de la menace à laquelle nous faisons face.

Le Président de la République ne s’y est pas trompé, le 15 septembre dernier, à l’occasion de son allocution d’ouverture de la conférence de Paris, lorsqu’il a qualifié Daech de « menace majeure […], qui fait peser sur l’Irak, sur la région du Moyen-Orient et sur le monde un risque majeur ».

Nous voulons saluer ici l’action menée ces dernières semaines par le Président de la République, le Premier ministre, le ministre des affaires étrangères et le ministre de la défense. Leur sens de l’anticipation conduit aujourd’hui la France à assumer pleinement ses responsabilités dans cette crise majeure. Nous voudrions également vous remercier, monsieur le ministre de la défense, comme nous remercions M. le ministre des affaires étrangères, d’avoir tenu régulièrement informées, et ce depuis plusieurs semaines, les commissions compétentes en matière d’affaires étrangères et de défense au Sénat et à l’Assemblée nationale.

En prenant d’emblée le parti d’affronter cette menace, la France relève un défi global, un défi de civilisation, lancé à nos sociétés. Elle le fait en toute légitimité, dans un cadre international ; elle est, dans cette circonstance, fidèle à elle-même.

Parce que la France est un pays de droit et que l’ampleur de la menace ne suffit pas à elle seule à justifier une intervention armée, il est nécessaire de souligner ici la légitimité dans laquelle elle inscrit son action.

En effet, il est important de rappeler qu’elle agit à la demande des autorités irakiennes. Ainsi, elle a été l’une des premières puissances à reconnaître le nouveau gouvernement d’union nationale, dirigé par le nouveau Premier ministre, Haïdar Al-Abadi. C’était le sens du déplacement que le Président de la République a effectué en Irak le 12 septembre dernier et au cours duquel il a témoigné son soutien. C’était un acte important, qui conditionnait notre intervention, car nous estimions, comme d’autres partenaires, que ce gouvernement devait être représentatif et donc inclure à une juste proportion les minorités, en particulier sunnites, écartées jusque-là des responsabilités par le précédent Premier ministre, Nouri Al-Maliki.

C’est donc à la demande d’un gouvernement d’union nationale, oint d’une légitimité démocratique, que la France répond.

Les relations de la France avec l’Irak sont fortes et anciennes. Elles ont été parfois teintées d’ambiguïté, mais elles ont constamment été guidées par l’amitié avec le peuple irakien. Ainsi, si la France a participé à la libération du Koweït, elle a refusé, en 2003, d’intégrer une coalition internationale parce que les raisons invoquées par nos alliés, notamment américains, ne lui semblaient pas reposer sur des preuves tangibles et que les vraies motivations lui paraissaient se trouver ailleurs.

Les relations entre nos deux pays sont désormais normalisées et doivent répondre à un souci de réciprocité.

Il est tout aussi important de rappeler que l’intervention française ne saurait déroger au droit international, et que c’est à une demande du Conseil de sécurité qu’elle répond. C’est le sens du communiqué du Conseil du 19 septembre dernier : « Le Conseil prie instamment la communauté internationale de renforcer et d’élargir, dans le respect du droit international, l’appui qu’elle fournit au gouvernement irakien dans sa lutte contre l’EIIL et les groupes armés qui lui sont associés. »

Un sommet organisé par les Nations unies et consacré à la lutte contre la menace mondiale créée par les combattants terroristes étrangers a lieu aujourd’hui même.

Cette prise de conscience témoigne de la gravité de la menace. Le Gouvernement, d’ailleurs, n’a pas été en reste puisque la France a très tôt fait partie des États qui ont tenu à s’impliquer dans la lutte contre Daech.

Notre pays a décidé d’accueillir sur son sol des réfugiés irakiens : une première vague issue des minorités menacées, au mois d’août, puis une deuxième, samedi dernier. Bien entendu, il doit le faire en prenant en compte les liens qui existent avec les familles des résidents en France. Seules doivent compter à nos yeux les souffrances imposées par l’organisation terroriste aux Irakiens, qu’ils soient yazidis, chrétiens, chiites ou sunnites.

La France a très vite décidé de fournir de l’aide humanitaire d’urgence. Plusieurs dizaines de tonnes ont déjà été expédiées à ce jour. D’ailleurs, lors de son déplacement en Irak, le Président de la République a confirmé le déploiement d’un véritable « pont humanitaire » entre nos deux pays.

Elle a aussi livré des armes aux Peshmergas kurdes, armes qui ont permis à leurs destinataires de mieux tenir face aux éléments de Daech, voire de reprendre l’initiative. La reprise du barrage de Mossoul, de concert avec les forces régulières irakiennes, en témoigne.

La France a agi dans les diverses enceintes internationales afin que soit engagée une action armée, en conformité avec le droit international, et de conférer une dimension collective à la réponse. Ainsi, après avoir reconnu, par le déplacement à Bagdad, le gouvernement irakien du nouveau premier ministre, elle a organisé à Paris une première conférence sur la sécurité en Irak, le 15 septembre dernier. En réunissant trente États, cette conférence a favorisé la coalition internationale qui en réunit aujourd’hui une quarantaine.

Enfin, la France a effectué des missions de reconnaissance et, le 19 septembre dernier, nos chasseurs Rafale ont frappé, à partir de la base où se trouvent nos forces prépositionnées aux Émirats, un dépôt logistique près de Mossoul, en territoire irakien.

Dans cette lutte contre le terrorisme, l’action de la France s’inscrit dans une stratégie globale qui répond à une menace, elle aussi globale.

Comme l’actualité vient de le rappeler avec cruauté voilà encore quelques heures, Daech participe d’une logique qui dépasse les territoires irakien et syrien et menace aujourd'hui directement nos ressortissants. Nous avons affaire à une échelle inédite de terrorisme qui se répand sur de vastes territoires d’Afrique : du Mali au sud de la Libye et, plus largement, sur une grande partie du Sahel.

Par anticipation, compte tenu de cette nouvelle dimension, la France a réorganisé, en étroite coopération avec ses partenaires locaux, son dispositif sur le continent africain dans le cadre de l’opération Barkhane.

Notre pays soutiendra donc les autorités irakiennes sur les plans logistique, humanitaire et politique, ainsi que par des frappes aériennes, mais il ne déploiera pas de troupes au sol. Ce choix obéit à des considérations qui tiennent compte de l’expérience du passé. Les troupes américaines se sont retirées d’Irak en 2011 : le souvenir de troupes occidentales dans ce pays est encore trop récent pour qu’un retour ne suscite pas de polémiques.

La lutte contre Daech s’inscrit en toute logique dans un tel affrontement global, dans un même continuum géographique et temporel. Mais, en dépit de tous ces efforts humanitaires, diplomatiques et militaires, ces initiatives doivent être encore complétées et élargies.

Nous mènerons ce combat non pas seuls avec les États-Unis et les autorités irakiennes, mais unis au sein d’une coalition face à un péril inédit dans sa forme. Et si la lutte armée contre Daech est un impératif stratégique et une exigence morale à court terme, au regard des exactions qui ont été commises, la solution à moyen et long termes ne peut naturellement être que politique.

Parce que son idéologie est la négation de valeurs portées par nos sociétés, parce que ses actes sont d’une inhumanité inqualifiable, Daech doit être combattu. Ce mouvement est né en 2003 contre les États-Unis et le nouveau pouvoir en Irak. La France avait déjà eu affaire à lui. Il s’appelait alors l’Armée islamique en Irak. C’est cette même organisation qui avait enlevé une journaliste française. Son chef d’alors avait lancé les premières attaques anti-chiites dès 2004, creusant plus encore les fondations des confrontations intercommunautaires d’aujourd’hui.

Nourris d’une idéologie sommaire, les actes mêmes de cette organisation sont dénoncés par tous, à l’image de l’appel de Paris, lancé par l’ensemble des organisations islamiques françaises et dont l’un des paragraphes est ainsi rédigé : « Les signataires dénoncent sans ambiguïté les actes terroristes qui constituent des crimes contre l’humanité et déclarent solennellement que ces groupes, leurs soutiens et leurs recrues ne peuvent se prévaloir de l’islam. Ces agissements d’un autre âge, tout comme les appels inconsidérés au djihad et les campagnes d’endoctrinement des jeunes ne sont fidèles ni aux enseignements ni aux valeurs de l’islam. »

De même, au mois d’août dernier, à la suite d’une déclaration du pape, un haut responsable de La Mecque a déclaré : « L’extrémisme et l’idéologie de groupes tels que l’État islamique sont contraires à l’islam, sont le plus grand ennemi de l’islam et les musulmans en sont les premières victimes ». La condamnation est unanime et sans appel : cette organisation n’est ni un État ni islamique.

Si nous devons aujourd’hui combattre idéologiquement et militairement Daech, la question du tarissement de ses financements reste posée. Nous le savons, ceux-ci proviennent des taxes sur les zones qu’il contrôle, de multiples sources privées, de trafics, de détournement de pétrole… La communauté internationale doit chercher des réponses opérationnelles à cette question.

Cette organisation a prospéré, hélas ! sur les frustrations engendrées par les impérities du régime de Bachar Al-Assad en Syrie et du gouvernement de Nouri Al-Maliki en Irak. La non-prise en compte de la pluralité, pourtant multiséculaire, de ces sociétés-États a encouragé l’émergence de cette entité dans ce qui est, rappelons-le, l’un des berceaux de nos civilisations. C’est bien la preuve que ce sont des solutions politiques qui doivent être apportées, à la fois localement et à une échelle plus globale.

L’enjeu régional est réel. L’engagement des États du Moyen-Orient doit devenir effectif, car ce sont les premiers concernés. Pour nombre d’entre eux, il s’agit bien d’une question existentielle.

La Turquie craint, on le comprend, que le rôle et la place des Kurdes dans la lutte contre cet organisme ne confortent l’émergence d’un Kurdistan autonome. Comme pour d’autres États de la région, des garanties sur l’intangibilité des frontières doivent être apportées à Ankara. Par ailleurs, la mise à l’écart de l’ex-Premier ministre irakien devrait faciliter une participation plus effective de la Turquie, longtemps préoccupée par le sort réservé aux sunnites d’Irak.

L’Égypte subit elle-même les répercussions de groupes terroristes sur son sol, notamment dans le Sinaï.

Au Liban, l’islamisme sunnite et le Hezbollah chiite se livrent à une surenchère qui met en péril les partis politiques modérés.

S’agissant de l’Arabie saoudite et du Qatar, leurs assises monarchiques sont remises en cause par l’idéologique salafiste véhiculée par Daech, qui privilégie un vaste ensemble communautaire dépourvu d’expression institutionnelle politique.

La Syrie et l’Iran sont évidemment des cas très particuliers, mais leur rôle respectif ne peut pas être négligé. L’intégration de l’Iran dans la coalition est conditionnée à l’issue que connaîtront les négociations sur le nucléaire. Celle de la Syrie l’est tout autant par l’acceptation par le régime de Damas d’une solution politique entre les différentes parties prenantes d’une guerre civile, où la responsabilité de Bachar Al-Assad ne pourra jamais être exclue. Pour la Syrie, un processus politique semblable à celui qui s’est plus ou moins esquissé en Irak pourrait constituer le fondement d’une négociation entre les parties.

Une action concertée de ces pays au sein de la coalition internationale constituerait naturellement une « percée diplomatique majeure ». Elle permettrait un rééquilibrage par lequel les frontières de ces États seraient consolidées et leurs tensions internes, stabilisées, car elle obligerait les régimes en place à trouver des réponses politiques chez eux tout en participant à une solution politique globale.

Cette organisation lance un défi à l’ensemble du monde. Le territoire qu’elle entend contrôler, le long du Tigre et de l’Euphrate, échappe à toute convention internationale. C’était aussi, rappelons-le, l’objectif du groupe AQMI au Mali. Ainsi émergerait un édifice aux contours vagues, mais organisé, un peu à l’image de celui qui avait été bâti par les talibans d’Afghanistan ou du Waziristan dans les années quatre-vingt-dix.

Comme le démontre l’actualité de ces derniers jours et même de ces dernières heures, Daech crée une logique de multinationale du terrorisme, semblable à celle d’Al-Qaïda. Des groupuscules, comme en Algérie aujourd'hui, dans le Sinaï ou en Afrique subsaharienne demain, et des individus – on dénombre près d’un millier de Français et 10 000 Européens en Syrie et en Irak – s’en réclament. Comme les dernières déclarations incitent à le penser, les risques d’attentat sont donc accrus pour les pays occidentaux et pour ceux de la coalition.

Au-delà de la lutte sécuritaire et militaire, qui va durer longtemps, c’est un défi qui est lancé à l’ensemble de nos sociétés. La lutte contre Daech est un combat de nature civilisationnelle, qui nous ramène aux fondements de nos sociétés libérales et démocratiques et nous renvoie malheureusement à la fragilité, parfois, de nos États de droit.

En ce sens, l’absence de participation des Européens aux opérations militaires interpelle.

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