Intervention de Jean-Louis Carrère

Réunion du 24 septembre 2014 à 15h00
Engagement des forces armées en irak — Déclaration du gouvernement suivie d'un débat

Photo de Jean-Louis CarrèreJean-Louis Carrère, président de la commission des affaires étrangères :

Dans un souci de simplification, j’utiliserai toutefois l’acronyme précité.

Ce danger mortel nous menace tous. Il faut que nous soyons bien conscients de la viralité extrême à laquelle nous devons faire face.

En notre qualité de responsables politiques, l’une de nos tâches, que je considère comme essentielle, est de bien faire prendre la mesure du danger à nos populations et à nos partenaires. Il ne faut pas croire que l’opinion publique réagit avec facilité et complaisance à ce genre de défi ! Il faut expliquer et expliquer encore !

L’objectif de Daech, clairement affiché dans la référence historique au califat, vise et menace toute la région. Au-delà de la Syrie et de l’Irak, ses prochaines cibles seront – cela a été indiqué – le Liban, la Jordanie et, bien sûr, Israël. Son idéologie radicale se concrétise dans un choix simple : se soumettre ou mourir. Il organise avec une violence extrême la purification de tout ce qui n’est pas lui et, en particulier, de toutes les minorités, qu’elles soient chrétiennes, chiites, yazidies ou autres. À ce titre, l’Iran, principale puissance chiite, considéré comme hérétique, est directement visé.

Parmi ses commensaux sunnites, Daech condamne et considère comme ennemies l’Arabie saoudite et les Émirats inféodés à l’Occident.

Cette menace n’est cependant pas circonscrite au Moyen-Orient. Elle est désormais globale et recouvre ce que le Livre blanc de 2008, auquel nous avons beaucoup participé, appelait un « arc de crise », qui va des zones tribales du Pakistan au golfe de Guinée. C’est un véritable cancer, qui se développe au gré des faiblesses des pays, des régimes et des régions visées, que ce soit au Levant, en Libye, en Tunisie, au Sahel, ou encore dans la région du lac Tchad. Ses métastases se propagent aussi dans la Corne de l’Afrique jusqu’au Yémen. Le danger est bien évidemment celui de la mise en synergie, en cohérence, de cette internationale terroriste. Les porosités apparaissent, hélas !

Le ralliement de groupes largement maffieux, comme celui qui a pris en otage l’un de nos compatriotes, en est l’une des illustrations. Nos ressortissants et nos intérêts à l’étranger, nos concitoyens sur le territoire national sont désormais des cibles. Cette menace nous concerne directement, singulièrement en Europe, avec cette bombe à retardement que sont les combattants étrangers. Dans quelques jours, nous allons examiner le projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, et, aujourd’hui même, un débat a lieu sur cette question aux Nations unies.

Nous savons bien que la probabilité d’un attentat sur le sol français est forte en dépit de la remarquable efficacité de nos services, que je tiens à saluer.

Outre le danger immédiat que représente Daech, ses avancées territoriales se jouent des frontières existantes et risquent d’entraîner l’ensemble de la région dans un chaos total et dans une remise en cause des équilibres issus de la Première Guerre mondiale, d’une zone éminemment stratégique non seulement pour l’Europe, mais aussi pour l’Asie.

La prise de conscience, malheureusement trop récente, de ce danger a permis de réunir une coalition dont l’objectif est clairement d’éradiquer Daech, ce dont nous nous félicitons, même si, comme le constatait le ministre des affaires étrangères et du développement international à l’ONU, « il y a des pays qui sont plus rapides que d’autres à prendre leurs responsabilités ». Une formule que je fais tout à fait mienne !

La difficulté est que ce redoutable ennemi est asymétrique : il sait se diluer, pour se reconcentrer ; il alterne la barbarie la plus brutale et la subtilité du maniement des nouvelles armes que sont le cyberespace et la bataille de l’opinion, de l’influence. Il est extrêmement mobile, se fond dans la population, mais dispose en même temps d’armements sophistiqués et de ressources financières considérables, comme y faisait référence un orateur précédent. Il n’offre pas de prise, il sait se reconfigurer. Ses fragilités, en matière de logistique et de communications, ne sont, hélas, qu’éphémères.

Face à cet ennemi, face à ces nouvelles structures du terrorisme, notre action doit être globale.

La feuille de route de cette action a été clairement définie par la résolution 2170 du Conseil de sécurité, adoptée le 15 août dernier, par la conférence de Paris du 15 septembre et par la déclaration du président du Conseil de sécurité du 19 septembre. Tout cela, auquel s’ajoute l’appel du gouvernement irakien, constitue selon moi, bien que j’eusse préféré, comme vous, une décision encore plus indiscutable, une base juridique solide à notre intervention. Mais qui dit approche globale dit aussi inscription de celle-ci dans le temps long de la diplomatie, de la politique et du développement.

L’intervention militaire tardive contre ce fléau s’inscrit une fois de plus dans l’urgence. Notre action, mes chers amis, doit nous conduire à imposer notre agenda, alors que, jusqu’à présent, c’est Daech qui impose le tempo.

L’un des aspects importants de cette approche globale qu’il faut appuyer sans réserve, comme le font la plupart d’entre vous, est la condamnation de Daech par les autorités religieuses de l’islam. C’est un point évidemment fondamental, et je me félicite des prises de position récentes exprimées en France, en Arabie saoudite ou au Royaume-Uni ; celles-ci vont dans le bon sens. Mais, je vous le répète, c’est sur le terrain, dans les mosquées, lors des prêches du vendredi, au plus près des populations concernées, que ces condamnations auront le plus d’incidence.

Le Président de la République a fixé des limites à notre action, notamment deux sur lesquelles je souhaite revenir brièvement.

La première est de ne pas déployer de troupes au sol. Les États-Unis, en dépit de l’envoi de conseillers, sont sur la même ligne. Nous savons pourtant que l’éradication des forces de Daech suppose des combats qui seront sans aucun doute très durs, et que l’appui et l’action aérienne, aussi puissants soient-ils, ne suffiront pas. C’est donc sur les forces irakiennes et kurdes que reposera l’effort de la bataille terrestre, ainsi que sur l’opposition syrienne modérée quand une aide, là aussi trop tardive, leur permettra de redevenir une force qui compte, ce que nous souhaitons. La seule évocation de cette question montre que les conditions de la victoire dépendront étroitement des solutions politiques qui pourront être apportées en Irak même. Le remplacement du Premier ministre Al-Maliki et la constitution d’un gouvernement inclusif vont dans le bon sens, comme tous l’ont rappelé, mais le chemin est long et semé d’embuches pour désolidariser les tribus sunnites de Daech, pour trouver un accord avec les Kurdes qui les convainque de renoncer à leurs tendances autonomistes, voire irrédentistes, et pour traiter le cas des cadres de l’ancien régime.

Le soutien aérien ne servira à rien si la reconquête des territoires perdus n’est pas faite concomitamment par l’armée irakienne et si l’État irakien ne s’y réinstalle pas. C’est toute la question de notre stratégie pour le jour d’après.

La seconde limite est de ne pas intervenir en Syrie. C’est aux États-Unis, heureusement appuyés par certains pays, qu’il incombe de le faire, comme cela s’est passé hier encore.

Le ministre des affaires étrangères et du développement international a clairement posé, le 19 septembre à l’ONU, les termes de l’équation à résoudre : « Daech a commencé en Syrie […] et […] il y a encore des forces importantes. Il faut donc les poursuivre et faire ce qui est nécessaire [...] nous allons soutenir […] l’opposition modérée [...] Il y a certainement d’autres choses à faire, mais la France ne peut pas non plus tout faire ! »

Il est en effet évident pour tous que nous ne pouvons traiter la question de Daech indépendamment du théâtre syrien, tant il est vrai que, pour ce dernier, la notion de frontière n’existe pas. Il ne saurait y avoir de « sanctuaire » syrien pour Daech. Nous sommes dans le même cas de figure que les talibans dans les zones tribales pakistanaises.

Cette intervention pose naturellement la délicate question du gouvernement Al-Assad qui, de manière très fine, après avoir tenu des élections afin de se « relégitimiser », fait des offres de service pour combattre le danger dont il a encouragé l’émergence et feint d’être informé par les États-Unis des frappes sur son territoire. Cette question nous renvoie au livre éclairant de Pierre Grosser, Traiter avec le diable ? Les vrais enjeux de la diplomatie au XXI e siècle.

La même question se pose pour l’Iran, qui est aussi, selon moi, un acteur incontournable qu’il faut impliquer directement ou indirectement dans la résolution du conflit. Mais d’autres intervenants ont posé cette question. Enfin, beaucoup ont évoqué le rôle de la Turquie, qui vient de retrouver une marge de manœuvre après la libération de ses otages.

Tout cela montre l’extrême complexité de la situation. Mais chacun a sa place pour lutter contre cette menace mortelle.

Je conclurai mon intervention en soulignant quatre enjeux, qui constituent, monsieur le ministre, autant de points de vigilance pour la commission des affaires étrangères, dont je pense que l’état d’esprit perdurera, que je la préside ou non.

Premier enjeu, la dispersion des théâtres d’opérations et la diversité des OPEX qui pèsent sur notre outil de défense.

La France ne peut évidemment pas tout. Je rappelle que nos forces armées sont engagées dans une vingtaine d’OPEX. Mais plus au Kosovo, monsieur Pozzo di Borgo... Vos informations datent un peu !

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