Intervention de Michel Billout

Réunion du 23 octobre 2014 à 9h00
Débat sur le rôle et la stratégie pour l'union européenne dans la gouvernance mondiale de l'internet

Photo de Michel BilloutMichel Billout :

Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, comme mon collègue André Gattolin, je souhaite saluer l’excellent travail de la mission d’information, conduit sous la direction de M. Gaëtan Gorce, président, et de Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteur.

Cette mission, aux travaux de laquelle j’ai eu également beaucoup d’intérêt à participer, et le rapport impressionnant qui en découle apportent des éléments extrêmement utiles sur ce qu’est internet aujourd’hui, son mode de fonctionnement, sa place et ses incidences, pour faire un état des lieux des modes de régulation actuels et, surtout, pour réfléchir à ceux de demain et leur permettre d’aboutir.

Internet, qui s’est imposé dans nos vies en quelques décennies au point d’en être désormais un élément incontournable, a profondément transformé notre société, et va la transformer encore bien davantage, à un rythme effréné, sans pour autant être accompagné de l’élaboration d’une régulation adaptée.

La gouvernance d’internet se trouve de fait entre les mains de grands acteurs privés, essentiellement américains, puisque, parmi les cinquante premières entreprises en matière de médias numériques, trente-six sont américaines, quand l’Europe n’en présente que huit parmi les cent premières contre douze voilà deux ans. Le déséquilibre est donc considérable.

Il n’existe pas d’autorité centrale qui gouverne internet ; il s’agit d’acteurs privés qui créent une forme d’autorégulation informelle du réseau, non contrôlée et essentiellement américaine.

Voilà l’un des constats effectués par cette mission, dont les membres partagent la volonté d’impulser une véritable gouvernance d’internet, qui ne serait pas de fait mais de volonté, et au sein de laquelle l’Europe prendrait toute sa place.

La gouvernance d’internet ne doit pas être privatisée et devenir prisonnière d’un dialogue technique complexe confisqué par des experts seuls habilités à se prononcer ; elle doit au contraire être envisagée comme un véritable sujet politique sur lequel les citoyens et leurs représentants doivent intervenir.

Par exemple, la gestion des noms de domaine a des conséquences économiques et politiques et devrait être gérée par un organisme international public, au lieu de l’être par une société américaine privée, l’ICANN, supervisée par le département du commerce américain, où les États n’ont qu’une voix consultative au sein du conseil d’administration.

Cette « autorégulation » d’internet, qui signifie en réalité l’absence de régulation, est extrêmement dangereuse. Elle défie les États, puisqu’elle ampute les moyens de l’action publique par l’optimisation fiscale, elle menace les modèles économiques et industriels, juridiques et culturels, mais elle constitue aussi une menace pour les libertés individuelles, en devenant un véritable outil de surveillance.

S’il existe une volonté internationale de créer une véritable gouvernance et une coopération renforcée de tous les acteurs, cette volonté n’a pour l’instant pas été suivie d’effets. Il aura fallu attendre novembre 2013 et le scandale de l’affaire Snowden pour que soit enfin adoptée une résolution à l’ONU, réaffirmant le droit à la vie privée à l’ère numérique !

Prise de conscience et premier pas, cette convention est importante, mais insuffisante. Il est donc nécessaire de faire émerger une nouvelle gouvernance, afin d’avancer précisément en Europe sur cette question des libertés, mais aussi pour se saisir de cette question d’un point de vue fiscal et économique.

Le stockage de milliards de données personnelles et son utilisation à des fins commerciales et d’hyper-surveillance à but sécuritaire se heurtent au principe de respect de la vie privée.

L’Europe a déjà avancé dans ce domaine, mais elle doit être plus volontariste et accélérer le processus de reconnaissance d’une protection des données personnelles à l’heure d’internet, par l’adoption d’une réglementation appropriée.

La décision de la Cour de justice de l’Union européenne de mai 2014 a enfin consacré un droit à l’oubli numérique, en affirmant que « tout internaute doit pouvoir obtenir la suppression des liens vers les pages web contenant des données qui le concernent », à condition toutefois que l’information soit « non pertinente, obsolète ou inappropriée » et qu’elle ne présente aucun intérêt « historique, statistique ou scientifique ».

La conciliation du droit à l’information, de l’intérêt public et du droit à la vie privée, en consacrant la responsabilité de ceux qui traitent les données, est au cœur de cette jurisprudence.

Ces principes doivent figurer dans le texte de l’Union européenne, en cours de négociation, sur la régulation des données personnelles, qui devrait être adopté en 2015.

Le principe de neutralité du net aux réseaux et aux services doit également être consacré en droit, pour éviter toute tentative de censure. Ainsi, les opérateurs de télécommunications ne peuvent discriminer les communications de leurs utilisateurs et doivent traiter à égalité tous les flux de données, quels que soient la source, la destination ou le contenu de l’information.

Mais au-delà des enjeux de libertés fondamentales, les questions fiscales et économiques se trouvent au cœur de nos préoccupations.

La fiscalité se heurte à la révolution numérique. L’optimisation fiscale est au cœur de la stratégie de développement des grandes entreprises américaines du net telles que Google, Amazon, Facebook, Netflix et bien d’autres. Leurs activités dématérialisées leur permettent de se baser dans des pays à fiscalité réduite, comme le Luxembourg ou l’Irlande, sans incidence sur leur fonctionnement. Ces grandes entreprises élaborent ainsi des montages fiscaux complexes pour échapper à toute forme d’impôt.

Il existe donc une fuite des recettes fiscales liées à l’impôt sur les sociétés au sein même de l’Union européenne.

Une harmonisation des règles fiscales est par conséquent indispensable pour valoriser l’espace européen dans la gouvernance d’internet.

Une réflexion européenne concernant la TVA sur les services électroniques et de télécommunications en Europe est en passe d’aboutir. Actuellement perçue en fonction du lieu où le prestataire est établi, elle sera due au pays du consommateur final à partir de 2015.

C’est une bonne chose, mais nous regrettons qu’entre 2015 et 2019 un régime transitoire soit prévu, retardant d’autant l’application réelle du dispositif et permettant aux entreprises dominantes de conforter leur position ou de s’adapter.

Nous rejoignons donc la conclusion du rapport de la mission d’information dans sa volonté de faire évoluer la fiscalité européenne, mais aussi de trouver de nouvelles modalités pour faire vivre la culture européenne, avec un alignement des taux de TVA des biens et services culturels numériques et physiques.

En effet, la fiscalité numérique doit aussi s’envisager sous l’angle culturel, en abordant la question du financement de la culture sur internet, du respect des droits d’auteur, de la récupération et de la captation de la valeur des œuvres sans contrepartie financière. En ce qui concerne l’industrie européenne, ce rapport fait état de la volonté de faciliter l’accès au financement des entreprises européennes et le développement de clusters dans le secteur numérique : s’il s’agit là d’une nécessité, il convient néanmoins d’être très prudent et de se demander à qui profiteront ces aides, sachant qu’actuellement les petites structures innovantes du web sont rapidement rachetées et absorbées par les géants du net.

L’attribution d’aides publiques ne peut se concevoir que sous conditions et avec exigence de contreparties, qui en l’occurrence ne peuvent se satisfaire du rachat par les multinationales américaines.

Je voudrais conclure mon intervention en mettant les recommandations de ce rapport en parallèle avec les accords commerciaux qui sont en cours de négociation entre l’Europe et les États-Unis. Comment, dans le cadre d’un grand marché transatlantique ouvert sans entraves ni garanties, l’Europe pourrait-elle espérer renforcer sa position face aux États-Unis et réaffirmer sa place dans un secteur où la domination nord-américaine est installée ?

Si nous ne voulons pas que les très bonnes recommandations de ce rapport, que le groupe communiste, républicain et citoyen partage pour l’essentiel, ne restent un vœu pieu, il sera nécessaire de s’opposer avec force à un accord de libre-échange où seuls les intérêts des grands groupes industriels et financiers sont pris en compte, parfois même au détriment de la souveraineté des États.

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